— Bon Dieu, tu ne vas pas rester comme ça! Elle est où?
— À l’hôtel, grogna Mc Cash, dans mon sac.
Parler du sujet semblait lui coûter, comme si l’amputation ne se limitait pas à son œil. Stavros n’eut pas pitié. Lui aussi avait dû lutter contre son infirmité, pour qu’on l’oublie. Lui aussi appréhendait mal les reliefs, devait toucher le verre du doigt pour ne pas servir le liquide à côté, lui aussi devait s’asseoir à la droite des gens sous peine d’invisibilité, encaisser les regards surpris ou suspicieux des passants, des enfants, avec le temps lui aussi voyait la différence s’accentuer entre ses deux yeux, l’affaissement irrégulier des traits de son visage, cette méchante dissymétrie, il n’en faisait pas une maladie; Mc Cash, si.
Mais il était coincé.
— On va passer prendre ta prothèse à l’hôtel, annonça le Grec. Et après je t’amène chez Milos, mon oculariste. C’est la crise ici, il pourra te prendre sans rendez-vous. C’est un type bien, tu verras.
— Aaahh…
— Je l’appelle.
Mc Cash voulut le retenir mais une voix intérieure le somma de se rendre, pour cette fois. Il n’allait pas passer le reste de sa foutue vie avec cette boursouflure dans l’orbite.
4
Il crevait de chaud dans le cabinet de l’oculariste, un quinqua grisonnant avec une tête de lion à la Kessel — visage large, cheveux drus ébouriffés et une voix étonnamment douce et profonde, comme une réponse à la trivialité de l’opération en cours. Mc Cash se tenait raide sur le fauteuil incliné. Milos l’auscultait depuis cinq minutes en parlant dans sa langue.
— Qu’est-ce qu’il dit?
— Que le moignon ne s’est pas infecté, traduisit Stavros, assis à ses côtés. Une chance. Il dit aussi que l’orbite risque de s’affaisser si tu ne mets pas de prothèse.
— Je sais, oui, grogna Mc Cash. Mais t’as vu sa gueule?
L’œil de verre reposait dans un liquide antiseptique sur la tablette voisine, au fond d’un petit récipient translucide. Le choc avec le bitume l’avait abîmé, notamment sur la surface de la pupille et de l’iris, devenue rugueuse… L’oculariste acheva sa consultation, disert, souriant comme si tout ça n’était pas bien grave. Mc Cash n’y comprenait toujours rien.
— Alors?
— Il dit qu’il ne peut rien faire pour les parties abîmées de la prothèse, fit Stavros, mais qu’il peut la polir pour qu’elle n’irrite pas le moignon.
L’Irlandais grimaça.
— Milos est un orfèvre, assura son traducteur.
Acculé dans le fauteuil médical, le moignon à nu, Mc Cash ne savait plus où se mettre. Il connaissait à peine ces gens, Stavros ne devait sa présence ici qu’à la barrière de la langue, il se sentait vulnérable mais il n’avait pas le choix.
— OK, dit-il enfin. On peut essayer…
Il pensa à sa fille pour supporter l’idée de soulager sa peine, se rongea les sangs en se traitant de scorpion venimeux, serra les dents quand Milos logea la prothèse liftée par ses soins dans son orbite. Trente minutes plus tard, il se mira dans la glace que le médecin lui présentait, une poignée de secondes qui sembla durer une éternité. L’iris vert d’eau était comme trouble, piqué de taches sombres, dissemblable de l’original. Deux yeux vairons. On était loin de David Bowie, songea-t-il en éloignant le miroir. Mc Cash remit aussitôt son bandeau de cuir, paya l’oculariste et sortit à l’air libre avec un sentiment partagé. Honte, soulagement, au moins il n’avait pas mal, et avec un peu de chance, le récurage du moignon chasserait les crises…
— Ça va? s’enquit Stavros.
— Comme si je sortais d’un bain de lait avec Aphrodite et ses copines.
Le soir tombait doucement. Les deux borgnes remontèrent vers Kolonaki, où les attendait l’ancien magistrat.
Kostas était une figure de l’opposition clandestine à l’époque des colonels. La démocratie de retour aux affaires, il avait fait scission avec les staliniens du puissant Parti communiste à la fin des années soixante-dix. Fidèles à leur sectarisme, les huiles du parti l’avaient exclu, lui le premier à défier les fascistes, ce qui avait poussé le futur député à graviter dans tous les courants de gauche dont la Grèce se faisait une spécialité. Professeur de droit public, Kostas était devenu juge sous le gouvernement socialiste de Papandhréou avant de regagner l’opposition, échaudé par la dérive fiscale et l’absence d’éthique civile d’une population encouragée à consommer à crédit plutôt qu’à payer taxes et impôts pour la collectivité, ce qui provoquait une fraude généralisée du secteur tertiaire jusqu’aux pompiers qui attendaient l’horaire bonifié des heures supplémentaires pour intervenir en cas d’incendie. Politiciens et financiers tenaient le rôle de souffleurs d’un théâtre d’ombres qui, une fois la lumière revenue, avait laissé la population groggy.
Goldman Sachs avait maquillé l’audit avec l’assentiment du gouvernement grec pour les faire entrer dans l’euro, ils avaient même spéculé contre la monnaie avant qu’on découvre la supercherie, mais aucun délinquant n’avait été inquiété. Lors de la crise des subprimes, les Grecs avaient vu les mêmes cols blancs expliquer qu’ils avaient dû faire face à une fuite en avant — une pyramide de Ponzi —, payer une simple amende avant de devenir conseillers de la Maison-Blanche ou de la Fed. Même le président de la Commission européenne, si intransigeant envers la dette hellénique et les exigences de la troïka (FMI, Union européenne, Banque centrale), avait fini par intégrer la banque qui avait aidé le gouvernement grec à maquiller les comptes.
Deux poids, deux mesures.
Kostas en gardait une furieuse envie d’en découdre, héritage de sa jeunesse révolutionnaire. Aujourd’hui âgé de soixante-douze ans, l’ancien député et magistrat touchait six cents euros de retraite par mois mais ne se plaignait pas: il vivait dans la maison familiale de Kolonaki, près de la colline de Lycabettus et son théâtre antique. Kostas s’était retiré des affaires publiques mais aidait autant que possible les juges les plus honnêtes à coincer les profiteurs de la crise — un vaste chantier qui lui valait une rubrique hebdomadaire dans Efimerida ton sintakton («Le journal des rédacteurs»), un des rares quotidiens indépendants à survivre en ces temps difficiles.
Lancé sur la piste Basha / Zamiakis, Kostas se rendit l’après-midi même chez le juge Stelios Lapavistsas, spécialiste de l’antiblanchiment qui, prévenu par téléphone, trouva un créneau pour le recevoir au palais de justice. Son ami Stavros en danger, Kostas en faisait désormais une affaire personnelle.
Le soir tombait sur Exarchia lorsque Stavros et Mc Cash retrouvèrent l’impasse de la rue Chersonos. Le propriétaire des lieux venait d’arriver et les attendait, un sac de gambas fraîches et une bouteille de vin sur la table de la cuisine. En se rendant chez le juge Lapavistsas, Kostas n’avait pas perdu son temps.
Une plainte avait été déposée deux ans plus tôt par un groupe d’avocats du Pirée au parquet anticorruption lors de la grande braderie des biens publics. L’enquête menée par le juge Lapavistsas était complexe, typique du brigandage dont étaient victimes les Grecs.
Sommé par la troïka de vendre le plus grand nombre d’entreprises publiques ou parapubliques au privé, l’État avait cédé soixante-sept pour cent des parts de la société du port du Pirée, OLP, au groupe chinois Cosco, et la concession de quatorze aéroports à un consortium privé dominé par l’allemand Fraport. Le Taiped, l’agence grecque supervisant les privatisations, avait négocié l’opération en totale opacité, chargeant le chinois Cosco de reverser un droit de concession de trente-cinq millions d’euros par an à l’OLP grecque, dont les deux tiers seraient désormais versés au propriétaire majoritaire du port: Cosco.