Autrement dit, l’argent passait de la poche droite à la poche gauche du groupe chinois, privant l’État grec des loyers qui lui revenaient au terme de la concession, soit sept cents millions d’euros.
Quant à la vente des aéroports, l’État avait initialement réparti des lots regroupant des installations bénéficiaires et déficitaires, de manière à ce que l’acheteur privé ne se contente pas d’empocher les profits mais qu’il réinvestisse aussi dans les aéroports mal desservis des îles les plus reculées. Refus catégorique de la troïka, en particulier de l’Allemagne, principale créancière de la Grèce, qui avait insisté pour ne privatiser que les pièces de choix. Le Taiped grec choisissant comme «conseiller technique» Lufthansa Consulting, actionnaire de l’allemand Fraport déjà cité, il y avait là tous les ingrédients d’un conflit d’intérêts majeur, en violation de toutes les règles européennes en matière d’appels d’offres.
Couronnant le tout, Fraport se voyait exonéré du paiement des taxes foncières et locales pour ses quatorze aéroports bénéficiaires, pouvait annuler les baux et les contrats des prestataires locaux et redistribuer des licences d’exploitation aux partenaires de son choix sans verser un centime de dédommagements aux restaurateurs, commerçants et fournisseurs grecs congédiés, à charge pour l’État d’y pourvoir, tout comme le financement des expertises environnementales pour les extensions des aéroports et d’hypothétiques découvertes archéologiques susceptibles de retarder les chantiers.
Le pillage caractérisé du pays ne s’arrêtait pas là. Six membres du Taiped chargés de liquider les biens publics, inculpés pour avoir sous-estimé à hauteur de cinq cent quatre-vingts millions d’euros un lot de vingt-huit bâtiments publics au bénéfice de banques et instituts financiers, venaient d’être relaxés: en effet, l’Eurogroup menaçait de suspendre une nouvelle tranche de prêt de sept milliards et demi d’euros à la Grèce si les poursuites judiciaires pour «abus criminels de biens sociaux» n’étaient pas suspendues.
Mais le magistrat n’avait pas lâché l’affaire.
Lapavistsas connaissait les noms des contrevenants: parmi eux figurait Yanis Angelopoulos, le président du Taiped qui avait signé la cession du port du Pirée au géant chinois Cosco, un proche d’Alex Zamiakis qui en avait profité pour revendre ses parts, à haute valeur ajoutée, pots-de-vin et commissions occultes disparaissant des transactions, de toute façon opaques.
Voilà où en était l’enquête du juge anticorruption lorsque Kostas avait débarqué dans son bureau.
Un simple coup de fil à un collègue du palais de justice avait confirmé leurs soupçons. Varon Basha était bien de nationalité albanaise, fiché par Europol, le Centre européen de lutte contre le trafic de migrants. Homme d’affaires dont plusieurs entreprises avaient pignon sur rue à Istanbul, Varon Basha était soupçonné d’être le chef d’un vaste réseau d’immigration clandestine en Méditerranée. L’argent de la corruption rendait l’Albanais insaisissable mais son ombre planait sur une affaire de meurtre impliquant des ressortissants de son pays lors d’échauffourées entre anarchistes et nazis d’Aube dorée l’année passée: un Pakistanais avait été battu à mort dans la rue par trois Albanais résidant en Turquie, manifestement des hommes de main mafieux payés par le parti nazi pour semer la terreur sans impliquer leurs cadres, déjà mouillés dans trop d’affaires. L’un de ces malfrats s’appelait Alzan Basha, un des frères de Varon.
La Grèce n’étant pas à un paradoxe près, Sophia Felidis, avocate et pasionaria communiste du gouvernement Syriza, s’était chargée de défendre les accusés avec l’appui de son mari, un des ténors du barreau d’Athènes. Après quelques mois de préventive, les trois Albanais avaient été expulsés de Grèce sans être plus inquiétés.
Le couple d’avocats n’en était pas à son premier coup d’éclat puisque leur cabinet s’était spécialisé dans la défense de personnes particulièrement retorses — incestes, viols, crimes — ou médiatiquement connues, moyennant de généreux émoluments. Deux fois membre du gouvernement Syriza, Sophia Felidis avait nommé Yanis Angelopoulos à la tête du Taiped.
Un nid de vipères, qui laissait Mc Cash de glace. Basha et Zamiakis avaient monté une opération conjointe pour intercepter le voilier de Marco: cela seul comptait. Et son instinct lui disait qu’Angélique était parmi les fugitives, dans ce putain de cargo.
Il ne savait pas que le Jasper arrivait plus tôt que prévu.
Tout se précipitait mais Mc Cash avait déjà réfléchi à la question.
— Je vais avoir besoin de toi, Stavros.
— Pourquoi?
— J’ai un plan pour monter à bord du Jasper.
— Ah oui? C’est quoi?
— Un plan à la con.
5
Les ombres lugubres des porte-conteneurs se dessinaient dans la nuit. Mc Cash enfila un grand sweat noir à capuche, fourra le passe-montagne dans la poche et partit en éclaireur pendant que Stavros peaufinait son déguisement. Le port du Pirée était désert à cette heure, les hangars comme des masses sombres sous le ciel sans lune. Il avait plu tout à l’heure, une violente averse qui en augurait d’autres — il suffisait de sentir l’air électrique dans ses poumons.
C’était la première fois depuis la perte de son œil qu’il évoluait sans bandeau ou lunettes pour cacher sa prothèse. La sensation était étrange mais il n’y avait personne le long des quais et la nuit s’en foutait. Il revêtit le passe-montagne à l’approche du port de commerce, longea les grues en sommeil et les murs des hangars qui le cachaient des rares lumières, puis se blottit dans l’ombre: le Jasper était là, contre le quai 6. La passerelle était gardée par deux silhouettes, qui faisaient face à un impressionnant empilement de conteneurs. Des marins.
A priori aucune caméra de surveillance.
Contournant le cargo, Mc Cash inspecta les rares bureaux présents de ce côté des docks, les entrées et les angles des entrepôts, sans détecter d’autres mouchards panoptiques. Il revint sur ses pas, ruminant ses pensées anxiogènes, ôta le passe-montagne à hauteur de la voiture de Kostas. Quelques gouttes commençaient à tomber, accentuant l’impression de déshérence. Mc Cash ouvrit la portière quand il sentit une présence dans son dos: il fit aussitôt volte-face, arma son poing tendu prêt à frapper et soudain se rétracta.
— Tu as de bons réflexes pour un vieux, fit Stavros en sortant de son angle mort.
Le borgne ramassa les clés tombées à terre, sans un mot. Son cœur ravalait des K-O — bon Dieu, il avait failli le tuer…
— Qu’est-ce que tu foutais? lui lança-t-il.
— Je faisais quelques pas pour m’habituer aux talons. Alors, ça se présente comment?
— Les quais sont déserts, fit Mc Cash en régulant son souffle. Mais il y a deux types qui gardent l’accès à la passerelle.
— Mm…
Il jaugea le Grec dans l’obscurité des hangars. Stavros portait une robe aux tons fuchsia qui avait appartenu à la mère de Kostas, heureusement fort imposante, et un imperméable en vinyle noir brillant qui dévoilaient ses jambes poilues malgré les bas résille, ainsi qu’une paire d’escarpins achetée dans une boutique de fripes.
— Tu as vraiment l’air d’une grosse pute, fit Mc Cash.