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— Merci.

Le maquillage était au diapason, outrancier, franchement moche, soulignant un peu plus la présence incongrue de son œil de verre.

— Tu ressembles quand même plus à un débile qu’à un trav.

— Tu m’as dit «aguichant», releva Stavros, qui avait mis du temps à harmoniser son accoutrement. Au pire, ils me prendront pour un vieux mousse.

— Ouais, s’ils ont pris de l’acide.

Le Grec ricana pour évacuer la peur, comme à l’époque.

— Ça me rappelle les fêtes pendant la dictature, dit-il. On faisait vraiment n’importe quoi.

— Tu me raconteras quand on sera avec Angélique. Tu réussis à marcher avec les talons? relança Mc Cash.

— À peu près droit, répondit l’intéressé en visant ses escarpins.

Ils avaient eu du mal à trouver du 43.

— Manquerait plus que tu tombes dans le port.

Stavros souriait dans la semi-obscurité. Il avait toujours rêvé de se déguiser en pute. Il enfila sa perruque, blond platine, repoussa les mèches qui gribouillaient on-ne-sait-quoi sur son visage fardé.

— Ça mériterait une photo, railla Mc Cash.

— L’essentiel est de surprendre les marins, non?

— Pour ça, c’est sûr qu’ils vont être surpris. Bon, tu marches le long des quais sans te rétamer, je m’occupe du reste.

Stavros inclina la tête, à la manière des Grecs, mais il craignait le pire.

*

Deux hommes fumaient devant la passerelle du cargo. Ils se plaignaient du capitaine qui refusait de les libérer malgré le job effectué, près d’un mois qu’ils pourrissaient dans ce rafiot, doutaient des promesses de primes, se disaient qu’eux aussi allaient finir par rouiller le cul incrusté de coquillages s’ils ne dégageaient pas d’ici. Il était tard au bout de l’ennui, l’orage de tout à l’heure les avait rincés, un autre menaçait d’éclater; ils n’étaient plus sortis depuis quinze jours de leur prison flottante, certains d’entre eux avaient eu le droit à une permission exceptionnelle après le transfert des filles — du lest pour calmer les hommes à cran —, il fallait encore les attendre, ces empaffés. Le temps se marchait dessus.

Une silhouette apparut alors au bout du quai.

Ils la virent d’abord de loin, le pas lourd et mal assuré, qui avançait vers eux. Une grande blonde visiblement, qui ne semblait pas avoir été touchée par la grâce. Les marins se redressèrent. La pluie tombait plus dru, résonnait sur les toits des hangars mais la fille paraissait insensible aux éléments, ivre peut-être, revêtue d’un imperméable brillant ouvert et dégoulinant à tous les vents.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc? glapit l’un des types.

Ce n’était pas une femme mais un homme, ou plutôt un travesti grossièrement déguisé. Même pour deux marins réduits à la promiscuité, l’apparition était peu ragoûtante avec son maquillage tapageur et sa démarche de camionneur. Le trav n’était plus qu’à une dizaine de mètres, les talons glissant sur les pavés; il les avait vus aussi mais il prenait son temps, comme s’il était normal d’errer sur les docks en pleine nuit dans cet accoutrement. Si c’était une prostituée que le boss leur envoyait pour se calmer les nerfs, il se fourrait le doigt dans l’œil.

— Qu’est-ce que tu fais là, ma grosse? lança l’un des marins.

Son compère souriait, amusé par cette apparition nocturne — jamais vu une dégaine pareille. Le trav s’arrêta à quelques mètres, sur le quai. Il était vieux malgré le maquillage outrancier, souriant en vain sous le quartier de lune revenu.

— Je cherche de la compagnie, répondit-il avec une voix de fausset.

— Si tu penses à nous, tu risques de finir dans le port avec les poissons! siffla le marin.

— Avec ton talon aiguille dans le cul!

— Oh!

Ça riait gras sur le quai.

— Même pas une petite pipe?

— Beurk!

— Je n’ai pas l’air comme ça mais…

— Dégage, la grosse, tu nous fous la gerbe.

— Ouais! Je crois que je préfère encore baiser un cheval à bascule!

— Ha ha!

Ils sentirent trop tard l’ombre qui s’était glissée depuis les conteneurs.

— Un geste, un mot et je vous massacre, siffla Mc Cash, un marteau brandi au-dessus de la tête. Fouille-les, lança-t-il aussitôt à Stavros.

Les gardes n’osèrent pas bouger, sentant la menace de leur agresseur, à peine visible sous un sweat à capuche. Stavros tira un pistolet automatique d’une poche, qu’il tendit à Mc Cash.

— Vous êtes combien à bord? dit-il en empoignant l’arme.

— … Douze.

— Vous compris?

Ils acquiescèrent ensemble.

— Les naufragées du voilier sont à bord? poursuivit Mc Cash.

— Oui… Oui.

— Où?

— Dans la cale. Au… au deuxième sous-sol.

Un coup de crosse s’abattit sur le premier marin, qui étouffa un râle, le second eut un geste de repli vers la passerelle et reçut le choc à la tempe. Il s’écroula à son tour, une méchante plaie au front. Mc Cash inspectait déjà le pont du cargo du regard, cinq mètres au-dessus de lui: personne. La chance était avec eux.

Il s’agenouilla sur les pavés humides sous le regard fardé de Stavros, fouilla les hommes à terre. Le Glock était semblable à l’arme du mafieux albanais. Il vérifia le chargeur: plein.

Les amarres du Jasper grinçaient le long du quai. Les marins semblaient sonnés — il avait cogné fort. Mc Cash enfila le passe-montagne qui lui servait de bonnet pendant que Stavros retirait ses talons et sa perruque. Avec la pluie, le maquillage commençait à couler.

— Tu es prêt, la grosse?

— À toi de passer devant.

Les gouttes tambourinaient maintenant, couvrant leurs pas le long de la passerelle. Mc Cash grimpa le premier, fantomatique, épiant les bruits de la nuit. Stavros suivait dans sa robe trempée, pieds nus. Pas âme qui vive sur le pont du cargo mais un déluge qui chassait les mouettes impavides; Mc Cash avança à pas comptés, désigna la porte qui menait aux cabines. Leurs cœurs battirent plus vite au moment d’actionner la poignée.

Un escalier en fer menait au ventre du navire. Stavros s’aida de la rampe patinée par des milliers de mains pour ne pas glisser. Une veilleuse éclairait les couloirs à la peinture blanche écaillée. Mc Cash suivit le fléchage pour descendre encore, stoppa: un ronflement se faisait entendre derrière la porte voisine. La chambrée des marins? Ils avancèrent à pas de loups: l’escalier suivant donnait sur les cales.

Ils poussèrent une porte de fer, qui grinça affreusement. Le temps passa sur des braises. Un marin sortit alors de la cabine voisine, alerté par le bruit ou allant pisser. Pris de court, Mc Cash planta le canon du Glock sous son nez.

— Les réfugiées, chuchota-t-iclass="underline" elles sont où?

L’homme cligna des yeux sous la lumière blafarde, ravala sa salive devant le visage cagoulé et l’arme pointée sur lui. Il fit un signe vers la porte en fer — l’étage en dessous… Mc Cash l’attrapa par le cou et le força à passer devant. Les marches étaient abruptes, l’escalier étroit. Ils descendirent vers les cales dans un silence relatif qui ne les rassura pas. On n’entendait plus la pluie battre contre les structures d’acier, ça sentait le gas-oil, le cambouis, et le froid des longues solitudes. Mc Cash tenait son otage par le col du pyjama lorsqu’un marin apparut dans la coursive: il les vit, resta une seconde interloqué, et laissa échapper un cri en détalant.