L’ex-flic brandit le pistolet mais se refusa à lui tirer dans le dos.
— Putain…
Le flottement ne dura pas. Mc Cash était branché sur pile nucléaire, ses sens au rasoir. Il écrasa la crosse sur le crâne du marin-bouclier, enjamba son corps et fila le long de la coursive, Stavros à sa suite. Il y avait une petite pièce près de la chaufferie, une porte au verrou fermé qu’il actionna. Il faisait noir dans le réduit mais un visage se dressa sur un matelas de fortune, à peine visible à la lumière du couloir. Le visage d’une femme noire, jeune, effrayée, seule.
— Qui êtes-vous? murmura-t-elle en français.
— Des amis d’Angélique et Marco. Où sont les autres?
— Parties, répondit-elle.
— Où ça?
— Je ne sais pas.
Mc Cash pesta dans sa barbe — il arrivait trop tard. L’Africaine le regardait, entre la peur et l’espoir, lorgnant l’homme grimé dans son dos.
— Pourquoi ils t’ont laissée?
— J’ai le bassin fracturé, dit-elle.
Pas le temps de discuter.
— Bon, aide-la à se lever, lança-t-il à Stavros. Le type va donner l’alerte, il faut qu’on déguerpisse.
Mc Cash laissa le Grec passer devant lui. Si un autre escalier menait à l’étage supérieur, il devait se situer au bout de la coursive. Pas d’autres choix qu’affronter la meute. Il se posta près de l’escalier de fer, entendit le branle-bas de combat au-dessus, guetta arme au poing. Les voix se rapprochaient, se mêlaient dans une langue qu’il ne comprenait pas: la contre-attaque était imminente.
Mc Cash attendit que les marins dévalent les marches pour jaillir et faire feu. Deux balles se fichèrent dans le corps du premier, qui bascula en arrière pendant que les autres refluaient. Une poignée de secondes passa, irréelle. La poudre lui piquait les yeux, ses oreilles bourdonnaient, son cœur battait à cent à l’heure et ils étaient encore une demi-douzaine là-haut.
— Laissez-nous partir avec la fille ou je vous descends tous! hurla-t-il à l’angle de l’escalier. Les uns après les autres! menaça-t-il.
Pas de réponse. Stavros apparut alors dans la coursive, maintenant la jeune Africaine contre son épaule. Elle faisait peine à voir, le corps décharné et douloureux, mais Mc Cash sut à sa mine qu’elle ne flancherait pas. Pas maintenant.
— Je suis le capitaine de ce bateau! lâcha une voix depuis l’étage. Qu’est-ce que vous voulez?
— Récupérer la fille séquestrée dans la cale! répéta-t-il en leur faisant signe de se tenir à l’abri. C’est Zamiakis qui vous paie mais il sera bientôt en prison et vous serez accusés de complicité de meurtre! Laissez-nous sortir d’ici et je vous laisse filer! C’est votre seule chance, bande de minables!
Il y eut un moment de flottement à l’étage. Stavros en profita pour caler la réfugiée contre le mur de la coursive.
— Je vais voir s’il y a une autre issue, chuchota-t-il.
Mc Cash garda le doigt sur la queue de détente. Une trentaine de secondes s’écoula.
— OK! cria l’officier depuis l’étage. OK! On vous laisse remonter!
Stavros revenait, le souffle court.
— Il y a une issue un peu plus loin, dit-il, un escalier un peu moins raide, mais je ne sais pas où il mène… Et il faudra porter la fille sur tes épaules. Je n’ai plus l’âge.
Mc Cash analysa vite la situation. Le capitaine du Jasper était à la botte de l’armateur impliqué dans le naufrage: il n’avait pas confiance et en portant la fille il serait désarmé.
— Je vais déposer mon revolver en haut de l’escalier, en évidence! relança le capitaine. C’est la seule arme à bord!
— Je fais le tour, glissa Mc Cash à Stavros.
Il s’éclipsa à pas feutrés, fila par la coursive et trouva l’autre escalier. Il grimpa les marches en pointant son arme mais la porte de l’étage restait close; il l’ouvrit doucement, ne détecta aucune présence. De fait le couloir était désert mais il entendait des voix basses un peu plus loin.
— Alors?! s’impatienta le capitaine en haut des marches. Je vous ai dit que vous pouviez sortir: j’ai renvoyé mes hommes!
Mc Cash avança jusqu’à l’angle du couloir. L’officier avait bien posé son revolver au sommet de l’escalier mais il mentait: cinq marins cernaient la lourde porte de fer, armés. Mc Cash surgit dans leur dos, le canon du Glock pointé vers eux.
— Posez vos armes, vite! Allez!
Petit, râblé, la cinquantaine chiffonnée dans sa veste à écussons ouverte, le capitaine du cargo ne se démonta pas.
— À six contre un, tu n’as pas une chan…
Une balle lui frôla le visage dans un bruit de tonnerre. L’officier sursauta, les yeux exorbités.
— Quelqu’un d’autre veut parier?! aboya Mc Cash en balayant le visage de chaque type.
Les marins jetèrent leurs armes à terre sous l’œil rubicond du dément.
Mc Cash serrait toujours la crosse du pistolet automatique, avec l’envie de tuer — de les tuer tous.
6
Fatou portait encore au cou l’amulette porte-bonheur faite par un de ces marabouts prospères qui, comme les jeux de loterie, se payaient sur l’espoir des pauvres. La jeune femme avait fui la guerre dans le nord du Mali et les milices islamistes qui rôdaient dans le Sahel, depuis deux ans déjà. L’amulette du marabout était censée la mener en Europe sans encombre mais Fatou avait surtout écouté le récit de ceux qui avaient tenté l’impossible avant elle. Elle savait qu’il ne fallait jamais donner la totalité de l’argent aux passeurs, prompts à vous larguer en route, qu’il valait mieux les payer tronçon par tronçon. Elle avait ainsi atteint la frontière algérienne, où on les avait largués en leur disant de marcher droit devant. Vingt-cinq kilomètres sous un soleil torride; sur trente-cinq personnes, la moitié étaient arrivées à Tamanrasset.
Fatou était passée par Oran, Maghnia, puis le Maroc et l’enclave de Ceuta où l’attendaient deux grillages hauts de trois mètres cinquante et une armée de flics. Elle s’était réfugiée dans la forêt comme des milliers d’autres Subsahariens, les membres écorchés par les fils barbelés. Certains construisaient des échelles en bambou, tous se disaient qu’en attaquant nombreux les grillages, quelques-uns avaient une chance de passer.
Durant des mois, Fatou avait mangé des baies et des fruits sauvages, survivant grâce au sadaka, l’aumône arabe, défendant bec et ongles son intégrité physique. Sa voix était monocorde, presque sans émotion, tandis qu’elle développait son récit, comme si elle parlait d’une autre personne.
Fatou n’avait pas vu l’enfer, elle l’avait vécu. Les courses au «supermarché» consistaient à fureter dans une décharge à ciel ouvert: nourriture avariée, tissu, ferraille, coton imbibé d’alcool, morceaux de bois, couches pour bébé usagées, seringues utilisées, tessons de bouteille ou verre brisé, récipients de plastique, on se battait pour des bouts de rien. Le pire, c’était pour l’eau. Il fallait parfois parcourir dix kilomètres pour trouver une source. Les femmes étaient harcelées sur la route, souvent violées au hasard des mauvaises rencontres. Après quoi il fallait cacher l’eau pour ne pas se la faire voler, boire petit à petit, ne pas songer à se laver. Prostitution, abus, brimades, beaucoup de femmes prenaient un protecteur dans le groupe, d’autres tombaient enceintes pour échapper aux viols répétés.
Dans cette forêt dortoir, les bagarres générales entre migrants venus de pays et de communautés différentes étaient fréquentes, les assauts contre le grillage de plus en plus voués à l’échec. On parlait même d’un troisième grillage, électrifié. Fatou s’était rendue aux toilettes un soir, un endroit dangereux, et avait senti les présences autour d’elle. Trop tard.