Ses mots étaient crus, «des hommes sont devant toi, d’autres derrière, tu es coincée, tu te déshabilles pour déféquer, eux aussi, et ils te tombent dessus. Tu fermes les yeux et attends en silence: un te passe dessus, deux, dix… aucun ne porte de préservatif… Tu te dis qu’au moins ils ne t’ont pas frappée, que les blessures ici s’infectent, que chaque bras ou épaule cassés l’est à vie», des mots qui ne lui coûtaient plus rien.
Les femmes enceintes étaient approchées par les passeurs, ils les persuadaient de donner leur bébé en échange de la poursuite du chemin, ou promettaient de l’amener en Europe pour une adoption dans une famille riche. Elles acceptaient souvent. Une détresse aveugle, et qui ne faisait pas de quartier.
— Certains de ces gosses servent de banque d’organes, vous savez ça, non? Enfin, poursuivit la Malienne, au moins je ne suis pas tombée enceinte à cause de ces salauds.
Fatou avait quitté Ceuta pour se retrouver un an plus tard en Turquie où, après des semaines d’attente entassée avec d’autres dans un appartement sordide, elle avait fini par grimper dans un canot en direction d’Astipalea. Ils étaient une trentaine de migrants, venus de tous les pays. La traversée de nuit s’était déroulée sans encombre; ils avaient mis pied à terre et grimpé un petit canyon qui menait à la piste pendant que le bateau repartait. Les réfugiés arrivaient par petits groupes au sommet de la colline, essoufflés après leur montée depuis la plage et par les sacs qu’ils portaient sur leur dos, quand des phares de voiture les avaient aveuglés.
Une dizaine d’hommes les attendaient, des passeurs à la voix rauque qui les trièrent sans ménagement: les hommes et les familles grimpèrent à l’arrière de deux pick-up et disparurent vers le sud de l’île, laissant huit femmes sur le bord de la piste. Fatou ne savait pas pourquoi on les triait. En terrain hostile, cueillies à froid, les réfugiées commencèrent à obéir aux injonctions des passeurs mais Fatou s’était rebellée. Le chef des passeurs avait alors sorti une matraque de sa veste et l’avait frappée violemment pour qu’elle la boucle, avec une furie négrière. Recroquevillée, demandant grâce, Fatou ne vit pas l’ombre jaillir des ténèbres. Mais quand elle releva la tête, la brute gisait à terre, la nuque brisée.
Occupé à pousser les filles à l’arrière d’un autre pick-up, son binôme réagit trop tard: cueilli aux testicules, il était tombé à genoux avant qu’un coup de paume lui brise le nez. Fatou s’était relevée, le visage en sang. Caché par les fourrés, un homme dévalait la pente, Marco, qui pressait les filles de le suivre. Un bateau les attendait dans la baie voisine, il suffisait de gravir la colline par l’autre côté. La confusion régnait, mais Angélique restait hagarde devant l’homme à la nuque brisée. Marco l’avait tirée par le bras pour qu’elle réagisse.
Mc Cash interrompit le récit.
— Angélique a tué le chef des passeurs?
— Oui. Pour me sauver.
— Mm. Et l’autre passeur?
— Il était mal en point mais il vivait encore, répondit Fatou.
Il grommela. Le passeur avait dû repérer le voilier qui s’échappait dans la nuit, prévenir Varon Basha…
— En tout cas, on a pu s’enfuir, poursuivit Fatou. Un ami de Marco attendait sur la plage voisine avec une annexe: lui, dit-elle en désignant Stavros.
Assis près du lit où ils l’avaient transportée, Stavros et Kostas écoutaient le récit sans comprendre le français de la Malienne.
— Qu’est-ce qu’elle dit? demanda l’intéressé.
— Qu’elle te préférait habillé en vieille pute.
Fatou les regardait, incrédule, pendant que Mc Cash recollait les morceaux. Voilà qui expliquait les silences d’Angélique et Marco: elle avait tué un homme, de ses mains, et il connaissait sa lionne. Elle regrettait sa violence, comme lorsqu’ils avaient dû se battre quinze ans plus tôt, s’infligeait les plus méchants remords après avoir obéi à ses instincts destructeurs. Il l’imaginait avec Marco sur le pont du voilier cinglant vers le large, lèvres serrées, refusant de parler à sa sœur qui aurait tout deviné d’elle. Angélique, capable du meilleur et du pire et s’en voulant pour ça, comme si l’âme humaine avait quelque pureté secrète dont elle devait porter la lumière. De vieilles chimères qui le rapprochaient un peu plus d’elle, de leur passé d’enfants cassés et des rumeurs noires qui couraient sur eux.
Il pouvait comprendre Angélique mais pas la logistique déployée par les mafieux, ni la valeur particulière de ces migrantes. D’après Fatou, il y avait Zeïnabou, une Somalienne de vingt ans enlevée et revendue à des trafiquants du Yémen qui l’avaient torturée pour demander une rançon à sa famille, bien trop pauvre pour s’en acquitter, et qui avait réussi à s’enfuir avant qu’ils ne la tuent. Lamya et Saadia, deux jeunes Syriennes d’Alep, étaient restées traumatisées par les barils de poudre lâchés sur les marchés par les hélicoptères de Bachar, et ne parlaient que l’arabe. Leïla venait du nord de l’Irak, une chiite chassée par l’État islamique. Son petit ami était sur un des pick-up et n’avait rien pu faire quand on les avait séparés. Il y avait deux mineures, l’une d’Érythrée, l’autre afghane, et enfin Samia, la plus âgée du groupe, une yézidie architecte de trente-trois ans qui avait tout perdu avec l’avancée de Daech sur Mossoul. Son mari avait été exécuté aussitôt, ses enfants étaient morts de soif et d’épuisement lors des marches forcées vers les centres de Tell Afar, où les femmes étaient plusieurs fois revendues sur les marchés de l’horreur, mais Samia avait réussi à s’échapper.
Des histoires banales, épouvantables, qui ne devaient pas émouvoir les passeurs… Comme le borgne l’invitait à poursuivre, Fatou raconta leur fuite et le naufrage au large de l’Espagne, des trémolos d’effroi dans la voix.
Ça n’avait d’abord été qu’un point lumineux à l’ouest, loin devant, mais dix minutes plus tard, les lumières étaient plus nombreuses, plus proches. Un gros bâtiment, d’après Marco. Eux approchaient de Gibraltar, un goulet où les bateaux passaient en file indienne sur des dizaines de milles, une zone dangereuse d’après le skipper. Le navire marchand avançait à toute vapeur dans leur direction. Il n’était plus qu’à un demi-mille, en plein dans leur trajectoire, aveugle. Marco avait viré de bord pour l’éviter mais le cargo, qui n’était plus qu’à deux cents mètres, lui avait pris la moitié du vent; ils s’étaient dégagés à petite vitesse, visant la poupe pour éviter la collision, s’étaient crus sauvés quand une détonation avait percé la nuit, suivie de plusieurs autres. On leur tirait dessus, des balles de gros calibre qui faisaient mouche à chaque impact. Ils entendaient les projectiles s’acharner, un tir en rafale qui détruisait tout sur son passage, plaquant les passagers sur le pont. Un filin avait cédé sous la pression du mât endommagé, qui commençait à plier.
La panique avait gagné les réfugiées, effrayées par la vision du navire à l’approche. Enfin le mât du voilier s’était brisé, plongeant dans l’eau noire avant de s’accrocher à la surface, retenu par les filins d’acier. Marco et Angélique paraient au plus pressé, criant des invectives pour que les femmes se réfugient dans la cabine, tâchaient de détacher bouts et câbles, mais le cargo se rapprochait encore. Il n’était plus qu’à cinquante mètres: le Jasper.
Fatou n’avait jamais vu pareil spectacle. Formant une digue artificielle en pleine mer, le cargo se laissait dériver vers eux, impuissants. Il n’était plus qu’à dix mètres lorsqu’une voix métallique leur avait hurlé de couper les moteurs. On allait leur jeter des filins pour les hisser à bord. Un premier cordage avait atterri sur le pont. Une silhouette les tenait en joue, tout là-haut, armée d’un fusil à lunette de visée infrarouge. Marco avait accroché les naufragées. La coque du bâtiment n’était plus qu’à trois mètres du voilier, menaçant de les broyer. Les marins avaient alors hissé les premières réfugiées et ça avait été un carnage: les femmes s’étaient cruellement râpées contre la coque alourdie de mucus de gorgones. Fatou était la dernière réfugiée sur le pont. La muraille d’acier oscillait dangereusement au-dessus d’eux, avant qu’un premier choc ne fasse vaciller l’épave. Marco avait fini de harnacher Fatou et Angélique, qui se tenaient désespérément au bastingage, avant que les marins du Jasper ne les hissent dans les airs. Elle s’était brisé la hanche contre la coque. On l’avait tirée sur le pont du cargo, souffrant le martyre, Angélique aussi avait été propulsée, mais Marco n’avait pas pris le filin qu’on lui jetait.