— Pourquoi? demanda Mc Cash.
— Je ne sais pas. Il s’est brièvement engueulé avec Angélique sur le pont, au moment de s’accrocher… Les marins l’ont abandonné à son sort.
Le capitaine refusait de quitter le navire: une attitude qui collait bien au personnage.
— Tu as vu l’épave du voilier?
— Elle a été aspirée sous la coque… Broyée par les hélices, quand ils ont remis les moteurs… Je n’ai rien vu, j’étais allongée sur le pont avec ma hanche blessée, c’est Angélique qui m’a raconté.
Un voile tomba sur le visage de Mc Cash. Marco… Marco-le-dingue.
— Après ça, on nous a enfermées dans une cale, poursuivit Fatou, où ils nous ont soignées avec les moyens du bord. Autant dire pas grand-chose. Plusieurs filles s’étaient blessées lors du naufrage… On est restées deux ou trois semaines dans cette maudite cale, en mer puis à terre. On n’a jamais su où.
Brest.
— Qui étaient vos ravisseurs?
— Il y avait un type sur le bateau, répondit Fatou, un homme basané d’une trentaine d’années. Ce n’était pas un marin.
— Berim?
— Oui. Oui, c’est comme ça qu’ils l’appelaient. Il nous a interrogées pour savoir laquelle d’entre nous avait tué le passeur sur l’île. Ça avait l’air important.
— Assez pour pourchasser le meurtrier à travers la Méditerranée?
Elle haussa les épaules.
— Vous avez dit quoi à Berim? continua-t-il.
— Que Marco avait tué le passeur, dans les collines, répondit la Malienne. Angélique allait se trahir mais c’était stupide puisqu’il était déjà mort.
Mc Cash sentait la complicité entre les filles.
— Tu es restée dans les cales du cargo à cause de ta hanche pendant que les autres étaient transférées, poursuivit-il.
— Oui. Le médecin qui est venu nous ausculter a dit aux autres que j’étais intransportable.
— Un médecin grec?
— Je crois.
— Une idée de son nom, ou de la manière dont je pourrais le retrouver?
La jeune femme réfléchit une poignée de secondes, fit une moue négative.
— Qui étaient les autres types, ceux qui sont venus chercher les filles dans la cale?
— Je ne sais pas au juste, mais ils avaient les mêmes sales têtes que le type sur le bateau.
— Berim?
— Oui.
— Ils ont prononcé le nom de Varon Basha?
— Je ne m’en souviens pas.
— Tu sais où ils ont emmené les filles?
Elle secoua de nouveau la tête.
— Non… Non, ils ne l’ont pas dit. Mais c’était deux heures à peine avant que tu me sortes de là…
Les Grecs suivaient le dialogue toujours sans rien comprendre. Il était quatre heures du matin, la fatigue se faisait sentir après l’excitation de l’opération sur le port, mais ils avaient besoin d’infos avant d’amener la jeune rescapée à l’hôpital. Kostas s’en chargerait, demain, en attendant, qu’elle se repose. Les trois hommes se retirèrent dans la cuisine, partagèrent un verre de vin pour se remettre.
Jusqu’à présent, Mc Cash ne songeait qu’à tirer Angélique de ce guêpier sans se soucier des dommages collatéraux. Le récit de Fatou cependant l’avait impressionné, et touché. Plus qu’il ne l’imaginait. Cette femme avait enduré le pire que pouvait vivre un être humain, tout en gardant un moral et une attitude de combattante. Vu par les yeux d’Angélique, le sauvetage de ces femmes justifiait tous les risques courus. Restait à savoir ce qu’elles étaient devenues.
Mc Cash avait passé un marché avec le capitaine du Jasper: pas un mot sur la fusillade dans le cargo en échange de leur silence sur son implication dans le naufrage et la séquestration des réfugiées. L’officier avait juré ne pas savoir où «les Albanais» (c’était le terme qu’il avait fini par utiliser) emmenaient les filles mais Mc Cash se doutait qu’il préviendrait Zamiakis, l’armateur, voire Varon Basha.
— Qu’est-ce que tu comptes faire maintenant? demanda Stavros.
— Me rendre à Astipalea. Tout vient de là-bas. Fatou n’a pas su me dire pourquoi les passeurs les triaient mais si ces fumiers gardaient seulement les femmes jeunes, il doit y avoir une raison.
Les trois hommes se turent. Prostitution, esclavage, vente à la découpe, toutes les options étaient sordides.
— Je viens avec toi, annonça Stavros. Je connais Astipalea comme ma poche et les gens qui pourront nous aider.
— Les passeurs te recherchent aussi, objecta Mc Cash.
— Tu as vu comment nos déguisements ont blousé les marins? ironisa le Grec. Il faudra être plus malin qu’eux. De toute façon, sans moi tu n’as aucune chance de retrouver Angélique.
Mc Cash eut un rictus mauvais. Toujours ces instincts nihilistes, loin, si loin de sa fille. Il ne voulait pas y penser. Plus y penser. Pas maintenant.
7
Quinze heures de navigation séparaient Athènes d’Astipalea, première île du Dodécanèse après les Cyclades. Le ferry en partance du Pirée privilégiant l’escale sur l’île de Paros, où le gros des estivants étrangers descendait, le terminus au port d’Astipalea était programmé à trois heures du matin — un horaire d’arrivée indécent pour la population locale essentiellement grecque, mais qui se souciait de cette île perdue? Si cette arrivée tardive leur permettrait de débarquer incognito, Mc Cash se sentait mal à l’aise dans ce grand short ridicule, son tee-shirt «I Love Athens» et ses tennis. Ne manquait plus qu’un bob pour qu’il se jette à la mer. Stavros aussi avait revêtu l’attirail du touriste moyen, les tongs en plus.
Enfin, partis plus tôt du Pirée, les deux hommes partagèrent quelques bières sur le pont du navire. Kostas avait amené Fatou à l’hôpital le matin même, où le personnel médical l’avait aussitôt prise en charge. Les radios confirmant une fracture du bassin, elle était sur la table d’opération. Stavros avait rassuré la jeune Malienne sur son avenir: l’ONG où il travaillait l’aiderait à faire une demande d’asile quand elle serait remise. Mc Cash se souciait plus de Zamiakis et Varon Basha, qui devaient être au courant de la fusillade sur le cargo. L’Irlandais avait parlé dans sa langue paternelle avec le capitaine: feraient-ils le rapprochement avec le borgne qui avait liquidé les trois marins sur le port de Brest? Qui d’autre que lui pouvait être sur leur piste?