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Le temps de retour au beau fixe, Stavros et Mc Cash décapsulèrent leurs bières en commentant les révélations de Kostas après sa visite chez le juge anticorruption.

Outre l’implication d’un mafieux albanais dans l’échiquier politico-financier, ces opérations de brigandage en col blanc ne surprenaient personne. La corruption était institutionnelle en Grèce, du moins plus voyante que chez ses voisins, et le déficit abyssal. La population teutonne avait subi un véritable lavage de cerveau pour justifier envers les Grecs la curée que l’ancien Reich n’avait pas subie après-guerre, lorsque la même Europe avait permis le «miracle allemand» dans les années cinquante, effaçant purement et simplement la dette.

— Là encore, c’est deux poids, deux mesures, observa Stavros, qui avait payé les pots cassés.

Mc Cash opina, l’œil sur les vagues bleues qui ondulaient sous la houle.

— Que veux-tu, dit-il, tout le monde s’en fout des Grecs: vous n’avez envahi personne depuis l’Antiquité. On a couvert les Allemands de dettes après la boucherie de 14, et au final c’est nous qui l’avons payé cher. Si vous faisiez peur, ce serait autre chose, mais c’est pas avec trois olives, une danse à deux balles et du tzatziki que vous allez faire la loi en Europe.

— Hé hé.

— L’Allemagne transfère vos richesses chez elle pour se rembourser de vos impayés. Ils vous ont pris pour des voleurs, alors ils vous volent. C’est clair, il ne faut pas déconner avec ces types-là.

Stavros décapsula une nouvelle bière, qu’il tendit à son compère borgne.

— Tu ne serais pas un peu antiallemand?

— Pas du tout, certifia Mc Cash: je serais plutôt antitout, ça n’a rien à voir avec les Schpountz. Bien que je n’aie jamais couché avec une grande blonde qui disait Jawohl, ajouta-t-il. Et toi?

— Moi non plus, avoua le sexagénaire. Enfin, juste une fois, Petra, une Hollandaise en vacances sur les îles, une grande brune de dix-huit ans, très jolie, mais c’était il y a longtemps, ça ne compte plus vraiment. Et puis, ce n’était pas vraiment une Schpountz, comme tu dis.

Ils buvaient pour passer le temps du voyage, l’occasion de se connaître un peu mieux.

Éditeur, Stavros Landis avait mis la clé sous la porte en 2015 quand, lors du bras de fer qui opposait Syriza à la Commission européenne, la troïka avait gelé les importations de papier. Sans production à venir, incapable de réimprimer les ouvrages qui se vendaient, Calypso n’avait pas survécu aux mesures d’austérité. Stavros avait été contraint de licencier ses amis, écœuré par tant de lâcheté et de mauvaise foi, avait cessé de soutenir ce gouvernement qui avait fini par céder à tout, ravalé la déprime qui avait suivi sur la petite île d’Astipalea où il avait une maison, et concassé sa colère en aidant les réfugiés qui y accostaient. En contact avec Solidarité populaire, Stavros gérait leur séjour sur place, en général une vingtaine de jours, avant que les services sanitaires appelés à la rescousse ne transfèrent les demandeurs d’asile vers la capitale.

Impliqué comme Kostas depuis un demi-siècle dans l’avenir de son pays, Stavros avait connu tous les politiciens de gauche aujourd’hui au gouvernement, il les avait vus grandir, le Premier ministre comme les autres. Les idées foisonnaient à la chute des colonels, on rêvait de reconstruire la démocratie, de la réinventer puisqu’elle était née ici, à Athènes, mais le jeu du pouvoir et les alliances douteuses avaient broyé les meilleures intentions.

— Il ne reste que les nuls à Syriza, dit-il, péremptoire.

— Vous avez quand même essayé de résister, non?

— Tu penses à Varoufakis, l’ancien ministre de l’Économie? Ah, notre Narcisse national! s’esclaffa-t-il. Oui, il a fait son petit numéro devant la troïka avant de démissionner et quitter le gouvernement. Depuis il fait payer cher ses conférences à travers le monde: la critique de la mondialisation est un marché porteur. Non, ce qui est dramatique, poursuivit Stavros, c’est que gauche ou pas, trop d’entreprises d’État ne délivrent aucun service digne de ce nom, comme l’électricité ou les transports. Elles servent juste à donner des postes aux partisans du gouvernement élu, de préférence bien rémunérés et pas trop fatigants.

Mc Cash pensait au Taiped, l’organisme chargé de liquider les actifs publics.

— Je croyais que le gouvernement grec bradait les services publics au privé?

— Oui. Tout en perdant leur poste, railla Stavros: ça montre bien la nullité des gens dont je te parle!

Les embruns balayaient le pont quand ils entamèrent leur troisième bière. Mc Cash comprenait qu’il se soit vite entendu avec Marco. Stavros était un pirate à sa manière et, comme lui, se retrouvait impliqué jusqu’au cou.

— Au fait, comment va ton œil aujourd’hui?

— Comme hier, répondit Mc Cash.

— Tant mieux. Tu l’as perdu il y a longtemps?

— Mon œil? Oui. Il y a longtemps.

— Comment?

— Un coup de crosse, bougonna-t-il, à Belfast. Un soldat anglais.

— Tu fricotais avec l’IRA?

— Non. Mais c’est vrai que Bobby Sands avait du cran, et que Thatcher a toujours été une rascasse.

— Une rascasse?

— Le poisson moche. Ils étaient de la même famille.

— Je ne savais pas.

— Si, si…

Difficile de savoir s’il était sérieux.

— Et ça t’est venu quand l’idée du bandeau? relança Stavros.

— Dès la sortie du coma. Quitte à être défiguré, autant faire diversion. Après je m’y suis habitué, c’était trop tard.

— Jamais essayé, le bandeau, songea le Grec à voix haute. En tout cas, même amochée, ta prothèse est plus réussie que la mienne, ironisa-t-il.

C’est vrai qu’elle se voyait comme le feu dans la cheminée. Ça n’avait pas l’air de le tourmenter.

— Et toi, fit Mc Cash, tu l’as perdu comment?

— À la fin de la dictature. J’avais vingt et un ans.

— La police politique?

— Non, une bouteille de champagne volée par une copine pour fêter la chute des militaires, répondit Stavros. L’économie était exsangue, c’était la première fois qu’on buvait du champagne, on ne s’est pas méfiés du bouchon. Ma prothèse date de cette époque. Vu l’état de la médecine après sept ans de dictature, ils auraient pu colorier une boule de billard ça aurait fait le même effet!

*

La nuit dormait sur l’océan lorsqu’ils atteignirent Astipalea. Le port des ferrys, à l’extérieur de la ville, était silencieux à cette heure. Soûlée de houle, une quinzaine de personnes descendit la passerelle. Stavros et Mc Cash guettèrent les ombres sur les quais sans détecter aucune présence suspecte. Prévenu de leur arrivée, un des deux taxis de l’île attendait sur le parking.

— Je faisais des nuits blanches avec tes livres, maintenant c’est avec toi! fit Katerina en calant leurs bagages dans le coffre de sa Renault.

— Tu as fait comme je t’ai dit?

— Ouuiii, feignit-elle de s’agacer. Personne ne sait que je suis venue te chercher au ferry. Pourquoi tu es parti sans prévenir?

— Pour mieux revenir en douce, s’amusa Stavros.

— C’est absurde ce que tu dis.

Katerina et Stavros se connaissaient depuis trente ans, quand il avait acheté une maison sur l’île où il venait passer ses premières vacances. Le chauffeur de taxi avait la cinquantaine tonitruante, parlait un anglais minimal et vivait toute l’année à Chora, le village principal de l’île. Comme on lui posait la question, Katerina confirma qu’un groupe d’une trentaine de réfugiés était arrivé il y a un mois, ceux dont il était censé s’occuper. Heureusement, d’autres gens avaient pris le relais pour les aider. Les réfugiés, principalement des hommes, avaient séjourné deux semaines sur place, le temps d’être pris en charge par les services sanitaires avant d’être envoyés à Athènes, où le HCR enregistrait leurs demandes d’asile.