— Il n’y avait pas de femmes avec eux? demanda Stavros.
— Si, si, répondit Katerina: une femme assez âgée avec ses petits-enfants, et une autre avec deux bébés, tous les trois très malades.
— Ils n’ont rien dit au sujet des passeurs?
— Non… C’est l’omerta, tu sais.
Les ruelles du village étaient si étroites et escarpées qu’ils finirent le chemin à pied, leur sac à l’épaule. La maison de Stavros se tenait perchée contre la falaise, au pied d’un château médiéval dont on devinait les ruines éclairées. Mc Cash investit le logement du rez-de-chaussée et s’endormit aussitôt, éreinté par la traversée, les bières et les analgésiques.
C’est en se réveillant le matin qu’il découvrit son terrain de chasse.
Un monument aux morts de la Seconde Guerre mondiale trônait sur la place centrale de Chora, sans noms des victimes: l’île ayant déjà été annexée par Mussolini, personne n’était tombé au champ d’honneur mais le cœur y était. Les gens d’Astipalea étaient des rigolos dans leur genre: ils avaient par exemple coulé au canon un bateau français qui leur venait en aide lors de la guerre d’Indépendance dans les années 1830. Pour s’excuser, on avait dressé une stèle pour les malheureux qui avaient voulu combattre à leurs côtés.
La terre ici était sèche, aride, la culture limitée à quelques arbres fruitiers et aux fêtes de village qui rythmaient l’été. L’antique forteresse faisait d’Astipalea une sentinelle face aux invasions turques, «Castelo» en ruine mais point culminant de l’île, autour duquel les maisons s’étaient agglutinées pour former la petite ville de Chora — mille âmes en hiver, le triple en été.
La terrasse de Stavros donnait sur quelques toits sans voisins et la mer tout là-bas, qui dandinait son écume dans la baie. Mc Cash but un premier café à l’ombre des plantes grasses. Le logement du rez-de-chaussée était équipé d’une petite cuisine, avec une chambre cachée derrière un grand rideau, un salon aux murs de pierre joliment décoré et une petite salle de bains. Les pièces étaient fraîches, avec un taux d’humidité qu’elles devaient à l’ancien puits, toujours situé dans un coin du salon — un couvercle en bois surmonté d’une grosse jarre en bloquait l’accès mais une eau saumâtre clapotait encore au fond du trou. Il avait pris une douche, changé son pansement, avant de rejoindre Stavros pour le petit déjeuner.
Leur temps d’action serait limité avant que son retour ne soit éventé, surtout si l’ancien éditeur se promenait dans les rues en plein jour. Quant à une éventuelle aide de la police, il n’y avait que deux hommes sur l’île. Stavros raconta qu’un yacht s’était amarré l’été précédent dans une baie interdite au mouillage, avec des Russes qui mettaient leur sono à fond sur le pont. Les deux policiers avaient voulu intervenir après les plaintes des baigneurs, mais les Russes étaient si avinés qu’ils n’avaient pas osé les déranger et avaient finalement rebroussé chemin.
— Des types dangereux, commenta Mc Cash dans son café.
— Les Russes oui, peut-être, s’amusa le Grec.
L’ex-flic comptait louer une voiture pour leurs déplacements. Première excursion: la baie de Zafeiri où accostaient les réfugiés. Presque toutes les activités se concentraient au sud, les commerces, les ports, le tourisme, raison pour laquelle les migrants débarquaient sur la côte nord, isolée. D’après Stavros, il n’y avait que des hameaux et de la caillasse par là-bas. Les deux hommes ne savaient pas si les naufragées du voilier étaient bien à Astipalea où les passeurs les tenaient séquestrées, mais ils y trouveraient peut-être un indice qui les mènerait sur leur piste.
— Je te rejoins devant l’agence de location, lança Stavros alors que Mc Cash achevait son café. Il vaut mieux qu’on ne nous voie pas ensemble.
Située au cœur du Castelo, l’église immaculée de Chora dominait la baie d’Astipalea. Il était midi passé, la chaleur avait chassé les promeneurs vers les ruines de la forteresse. Quelques chats se dérangèrent à la vue du grand borgne qui, réfugié derrière ses lunettes noires, descendait la ruelle. Peintures blanches, volets bleus réglementaires, fleurs et orangers embaumant les lieux: Mc Cash traversait une carte postale. Des poulpes suspendus aux terrasses des restaurants séchaient au soleil de midi, qui confinait les rares touristes à une douce torpeur. Une longue volée de marches le mena au petit port de pêche.
Des boutiques de souvenirs, un marchand de glaces et d’autres restaurants s’égrainaient le long des quais. De vieux pêcheurs jouaient aux cartes. Face au commissariat de police, une Fiat défoncée prenait la poussière. Il passa devant l’unique banque de l’île et entra dans l’agence de location de voitures. Un Kangoo lui échut. Mc Cash sortait du bureau lorsqu’il vit le nom de Marie-Anne s’afficher sur l’écran de son smartphone. Il hésita une seconde, décrocha.
La sœur de Marco était remontée.
— Putain Mc Cash, j’en ai marre de ta fille: marre, marre! C’est une vraie peste, c’est pas possible!
— Quoi?
— Elle ment tout le temps, s’époumona Marie-Anne au téléphone, n’écoute pas un traître mot de ce que je lui dis, hausse les cils comme une girafe en prenant des airs supérieurs comme si j’étais une demeurée! Elle fait ses coups en douce, vole des trucs à Julie ou à ses copines qui viennent à la maison et continue à mentir quand on la prend la main dans le sac! J’en peux plus, de ta fille, j’en peux plus!
Le borgne grimaça à trois mille kilomètres de là, la main crispée sur le portable. Sa fille, une voleuse. Une menteuse. Une peste pleine de choléra.
— Bon, passe-la-moi, s’irrita-t-il, je vais lui secouer les puces.
— Tu as intérêt! renchérit Marie-Anne. Elle me pourrit la vie, comme si les choses n’étaient pas assez difficiles comme ça! Tous les jours c’est…
Mc Cash éloigna le portable de son oreille. Il n’avait pas envie d’en entendre plus, le ton de Marie-Anne commençait à lui taper sur le système et putain, ce n’était vraiment pas le moment.
— Passe-la-moi, répéta-t-il.
Alice pleurait au téléphone.
— Je te jure, papa, c’est elle qui est folle! chuchotait-elle pour ne pas se faire entendre du dragon. J’ai rien volé à Julie, je te promets!
Qu’elle l’appelle «papa» lui tordait le cœur. Il s’en voulait de n’être pas là pour la défendre ou la houspiller, comme si son rôle de père se réduisait à une fuite en avant. Il n’écouta pas les pleurs contenus au téléphone, ce qu’Alice pouvait dire pour se justifier, il n’entendait que le remords et la culpabilité.
Il noya le poisson, dit à Alice d’obéir à la mère de Julie, qu’il réglerait cette histoire à son retour et raccrocha le cœur lourd.
— Quelque chose qui ne va pas? s’inquiéta Stavros quand il le retrouva devant l’agence de location.
— Non… Non. Allons-y.
Des fêtes étaient données tout l’été à Astipalea, parfois sans autres motifs que danser et chanter de vieilles chansons de l’île. Alexi Koulogou, l’ancien maire, n’hésitait pas à ouvrir le bal, mais après sept mandats, il avait pris sa retraite électorale pour se consacrer à ses petits-enfants et à la pêche à la langouste. Un nouveau maire, Victor Kaimaki, s’était fait élire sous l’étiquette de Syriza et cumulait cette fonction avec le poste de président de la région, laquelle regroupait les îles du Dodécanèse. Le maire avait surpris son monde en proposant de creuser un canal pour séparer l’île en deux, afin de faciliter le passage des bateaux pour rejoindre le terminal des ferrys: développement économique, plaidait-il à ses administrés, qui avaient fait bloc pour ajourner le projet.