Mc Cash et Stavros quittèrent Chora sous un soleil de plomb et roulèrent vers la baie de Zafeiri. Une petite bande de terre coupait l’île en deux. La portion de route asphaltée s’arrêtait peu après l’aéroport et le village d’Analipsi, puis une piste menait à quelques villages plus au nord avant de filer à travers des collines désertes. La zone se résumait à une succession de rocs et de terres arides surveillés par quelques oiseaux de proie planant haut dans l’azur.
Stavros portait une curieuse casquette de légionnaire sur la tête pour se protéger du soleil. Si elle masquait en partie son visage, ce n’était pas avec ça qu’il passerait incognito. Mc Cash conduisait, silencieux, l’esprit encore troublé après le coup de fil de tout à l’heure. Pourquoi sa fille faisait-elle des choses pareilles? Il n’avait pas le temps de gérer ce type de problème domestique, encore moins à l’autre bout de l’Europe: une gosse mal élevée, c’est de ça qu’il avait hérité?
Ils roulaient le long des crêtes et n’avaient plus croisé personne depuis le plateau de Kastellanos et son antenne Internet qui reliait l’île au reste du monde. Ils arrivèrent enfin à la baie de Zafeiri, une simple avancée maritime parmi les collines d’arbustes malmenés par le vent. Un sentier caillouteux menait un peu plus bas; le Kangoo rebondit sur les nids-de-poule, maintenant couvert de poussière, et stoppa à mi-chemin. Impossible de descendre jusqu’à la plage de galets où accostaient les clandestins, sinon en empruntant à pied le petit canyon qui serpentait là, invisible depuis la route.
Ils abandonnèrent le véhicule et suivirent le sentier emprunté par les réfugiés un mois plus tôt. D’autres migrants arriveraient peut-être bientôt, un rendez-vous nocturne qui pouvait les mener aux passeurs. Les deux borgnes marchaient sous le soleil de midi en quête d’un indice, peinaient devant les reliefs que leur œil appréhendait mal. Stavros soufflait sous le soleil. La sueur gouttait le long de ses tempes malgré sa casquette de protection, un sourire crispé sur son visage rougi. Un passage abrupt nécessitait l’aide d’une corde pour descendre en rappel, fixée à un rocher — sans doute par les passeurs. Le Grec laissa Mc Cash descendre seul les quelques mètres en rappel.
— Je t’attends là! fit-il, s’éventant avec sa casquette.
— Feignasse.
Le canyon était silencieux, à peine perturbé par la brise chaude de midi. Mc Cash eut une impression étrange en se glissant dans les méandres. Il s’arrêta plusieurs fois, à l’écoute de la nature et des roches, sans comprendre ce qui clochait. Il atteignit la plage de galets dix minutes plus tard, les bras éraflés par les épineux. La baie de Zafeiri était vide, hormis quelques oiseaux au vol hiératique. Il avait trouvé un couteau tout à l’heure sur le chemin, probablement perdu par un réfugié — «Mustapha» était grossièrement gravé sur le manche. Mc Cash marcha le long du rivage, tomba sur quelques emballages plastique, les vestiges d’un feu qui lui aussi datait. Rien qui pourrait augurer l’arrivée imminente d’un bateau.
Il remontait vers le petit canyon quand son instinct l’alerta. Ce léger éboulement un peu plus haut sur la gauche: il y avait une présence, là, quelque part. Animale ou humaine? Mc Cash gravit les premiers contreforts de la colline, dépassa la zone d’éboulement et profita d’un espace entre les épineux pour bifurquer subitement vers la gauche. L’homme qui l’épiait depuis tout à l’heure paniqua; se sentant pris au piège, il sortit des fourrés, dévala la pente à découvert et se trouva bloqué au sommet du rocher qui surplombait la plage. Trois mètres le séparaient du sol, hérissé de cailloux.
— Hey, arrête-toi! dit-il en anglais.
Le jeune homme hésita à sauter. Une cheville brisée et tout était fini. Mc Cash s’approcha, présentant les mains en signe de paix.
— Je suis un ami. N’aie pas peur, je ne te veux pas de mal.
Le type faisait un peu peine à voir avec ses tennis fatiguées, ses traits creusés et son visage mal rasé; un clandestin d’après la peur qui gravitait dans son regard. Il semblait comprendre ce que Mc Cash disait.
— Je cherche une amie réfugiée, fit celui-ci en restant à distance. Une femme qui a débarqué dans la baie il y a un mois. J’ai un ami grec un peu plus haut dans le canyon, qui aide les migrants.
Le fuyard jeta un œil aux rochers trois mètres plus bas, renonça à tenter le diable: avec sa veste noire, ses lunettes et sa peau rougie par le soleil, l’homme qui lui faisait face ne ressemblait pas à un passeur. Et Khaled crevait de faim. De désespoir. Le sien s’appelait Leïla.
Il fallut quelques minutes à Mc Cash pour mettre le jeune homme en confiance, le temps de rejoindre Stavros, qui attendait en haut de la piste. Trouvant un coin d’ombre, ils écoutèrent le jeune Irakien avec une humanité patiente, compatissant à la succession de drames qui étayait son récit. Interrogé, Khaled refusait de donner l’identité des passeurs ou des détails sur le réseau qui l’avait mené à Astipalea — un cousin était toujours bloqué en Turquie — mais il avait assisté au tri des femmes après que son groupe avait accosté dans la baie de Zafeiri, un mois plus tôt. Les jeunes célibataires d’un côté, les hommes seuls et les familles de l’autre. Leïla, sa petite copine, faisait partie du premier groupe. Malgré ses protestations, on les avait brutalement séparés. Poussé à coups de gourdin sur le plateau des pick-up avec le gros de la troupe, Khaled avait dû abandonner Leïla à son sort.
On les avait déposés à cinq kilomètres de Chora, avec l’ordre de la boucler s’ils voulaient poursuivre leur périple. Khaled avait attendu son amie à l’entrée du village mais Leïla n’était jamais arrivée, ni elle ni la poignée de femmes restées en arrière. Le jeune Irakien était revenu sur ses pas et vivait depuis au jour le jour, aidé par quelques villageois qui lui donnaient à manger, guettant près de cette baie isolée la réapparition de sa promise.
Mc Cash comprit le coup fourré. Khaled avait vu le bateau des passeurs turcs repartir après les avoir déposés sur la plage. L’équipe qui les attendait en haut du canyon comptait donc transférer les femmes vers un port ou un autre site isolé quelque part au nord. C’était l’hypothèse la plus probable. Sans famille pour les rechercher sur place en cas de disparition ni moyens de faire appel à la justice, le plus souvent sans identité, les réfugiées étaient des proies faciles pour les trafiquants et les mafieux qui les tenaient à leur merci.
— Il y a un port de pêche au nord de l’île? demanda Mc Cash.
— Non… Non, juste un hameau et un hôtel qui s’est construit l’été dernier, du côté d’Exo Vathy.
— Je croyais que le tourisme se concentrait au sud?
— L’hôtel n’est pas vraiment destiné aux touristes, plutôt aux riches en croisière sur les îles grecques, expliqua Stavros. Il y a même un casino. Le cap de Mesa Vathy a été vendu à un groupe privé. Ça a fait grincer pas mal de dents mais que veux-tu, tout est à vendre en Grèce. C’est le nouveau maire qui a autorisé la vente, soi-disant pour renflouer les caisses. Kaimaki fait partie de cette gauche pourrie qui gravite autour de Syriza dont je te parlais sur le ferry.