— Rien ne va plus!
Mc Cash gagna deux fois sa mise, la perdit cinq fois, regagna un peu, perdit encore, tenta le tout pour le tout sur le 7, vit le 38 sortir sous l’œil impassible du croupier. En vingt minutes, il avait liquidé les mille euros qu’il n’avait pas, et les deux Grecs avec qui il avait essayé de nouer une conversation en anglais l’avaient envoyé sur les roses.
Le borgne pestait dans sa barbe lorsque, quittant la table de black-jack, un client ventripotent se dirigea vers la tenture bordeaux. Le type qui surveillait les tables le devança, sembla échanger quelques mots, ouvrit un pan du rideau et le laissa retomber derrière lui… Mc Cash se tourna vers le croupier qui ramassait les mises sur le tapis vert, désigna la tenture près du bar à cocktails.
— Il y a une autre salle de jeu? demanda-t-il benoîtement.
— Non, monsieur.
— Et derrière ce rideau?
— C’est privé. Réservé aux clients de l’hôtel.
— Ah! On peut voir les suites?
— Non, monsieur, tout est plein.
— Depuis longtemps?
— Oh! oui, sans doute. Ce n’est pas moi qui m’en occupe.
— Qui alors?
— Je ne sais pas, monsieur. Il faut voir à la réception mais je crains que tout ne soit réservé plusieurs mois à l’avance.
Un homme sortit alors de la porte au fond de la salle, un grand type baraqué en sportswear qui traversa la pièce sans un regard pour les clients attablés. Mc Cash attendit qu’il passe devant lui, laissa les joueurs à la roulette et le suivit vers la sortie. Il appela l’ascenseur, snoba le joueur du dimanche qui venait dans son dos. Mc Cash le jaugea brièvement. Un mètre quatre-vingt-dix, comme lui, mais le teint basané et une tête étonnamment petite pour la montagne de muscles qu’on devinait sous le sweat. Les deux hommes se dévisagèrent brièvement dans la cabine d’ascenseur. Aucune tension particulière, plutôt de l’indifférence derrière les lunettes noires. Mc Cash le laissa passer le premier dans le hall, tripota son smartphone sous le regard de la réceptionniste. Le colosse se dirigea vers une porte, au-delà des plantes vertes: «Private only».
Il salua la brune au comptoir de la réception, sortit par la porte principale. Les deux hommes sur le perron avaient disparu. Personne non plus sur le parking, et le garde à la barrière était trop loin pour le voir. Mc Cash longea le bâtiment. Il y avait un garage un peu plus loin, aux portes métalliques fermées, près des logements des employés. Le ciel tombait au-dessus des toits. Il se glissa le long du mur d’enceinte et soudain se figea, alerté par le bruit d’une ouverture automatique.
Il reflua contre le mur, sur le qui-vive. Un, deux, puis trois véhicules sortirent du garage, avec chacun deux hommes à bord.
Des pick-up.
Varon Basha avait à peine eu le temps d’interroger les naufragées qui, après un périple interminable, venaient enfin d’arriver. Un nouveau groupe de migrants débarquait ce soir et, depuis la mort de son frère, le chef du clan s’occupait lui-même de la logistique. Les mains rivées au volant du pick-up, Varon Basha bouillait à l’idée d’entendre le récit de ces petites putes… Kerouan s’imaginait quoi? Qu’après ce qui s’était passé, il allait les laisser filer sur son voilier en toute impunité? Le dernier qui avait cherché à rouler Varon Basha comptait les anémones au fond d’un récif, sa femme avait subi tous les outrages sous les yeux de ses enfants, ses amis même chiaient de peur à l’évocation de son nom.
Après les armes et la drogue, le trafic d’êtres humains était le plus lucratif, un marché de dix milliards de dollars par an. L’État islamique et les guerres du Moyen-Orient avaient fait monter les chiffres. À l’inverse de la plupart de ses hommes, Varon Basha était allé à l’université et avait des idées précises sur la question. L’immigration choisie était une connerie d’Occidentaux protectionnistes et couards: l’homme migre, c’est dans sa nature, et rien ni personne ne pouvait l’en empêcher. Il suffisait de voir les noyés dans la Méditerranée.
Varon Basha avait quitté la fac de Tirana au début des années deux mille pour intégrer le réseau de son oncle, Samir, qui avait une boutique de téléphones à Istanbul, le centre de triage du trafic humain mondial. Un petit entrepreneur, l’oncle Samir, qui gérait les appels des passeurs et l’accueil des migrants. L’hébergement était sommaire, le stress incessant pour ceux qui attendaient le bateau ou le camion qui les emmènerait loin, vers cette Europe fantasmée sur laquelle ils avaient tout misé. Mille euros le transit. Diplômé de communication et d’informatique, plus doué, plus rapide, et surtout plus déterminé, Varon Basha n’avait pas tardé à reléguer son oncle aux tâches obscures — comme le logement des migrants en transit justement — pour prendre sa place.
Le physique du jeune impétueux impressionnait, cent kilos de muscle surmontés d’une tête étroite au regard têtu. L’oncle Samir s’était rebiffé face à l’éviction dont il faisait l’objet: on ne se comporte pas comme ça avec les aînés de sa propre famille, ce manque de respect pourrait lui coûter cher, voire un retour express à Tirana et ses poubelles. Il menaçait son neveu, index à l’appui. Varon Basha avait saisi Samir par la cravate de sa petite chemise blanche, l’avait traîné jusqu’aux toilettes de la boutique qu’ils partageaient encore, et avait précipité sa tête dans la cuvette. Il l’avait maintenu fermement contre l’émail crasseux, traité de bite molle, de cafard et de chien, avait tiré la chasse plusieurs fois jusqu’à ce que son oncle se crût noyé et, lorsqu’il n’avait plus que ses poumons pour pleurer, Varon Basha lui avait pissé dessus.
— Un mot, un seul à la famille, et je t’étouffe dans ma propre merde.
Être un simple intermédiaire ne suffisait pas à l’ambition du neveu. Il y avait l’organisateur, patron incontesté du trafic, des rabatteurs et des transporteurs locaux, des spécialistes du franchissement de frontières, toute une chaîne où chacun tenait un rôle défini, des cellules homogènes, étanches. Dans chaque pays, il y avait des maisons codées pour cacher les clandestins, des agents locaux membres du réseau chargés de faire les courses. À ceux qui se retrouvaient à court de liquidités, il procurait un téléphone pour appeler les familles à la rescousse, retirait pour eux l’argent dans des banques.
Le chef du réseau était souvent un homme d’affaires fortuné et intouchable: policiers, étudiants, routiers, fonctionnaires, tout s’achetait.
Varon Basha comprit vite que la base du métier de passeur était la confiance. Un type qui plante son client perdait des points à la Bourse des crevards. Il fallait au contraire bâtir un réseau ultra organisé, avec des gens motivés et bien payés à chaque poste. Il fit venir un de ses frères à Istanbul pour le seconder, Alzan, qui avait besoin de prendre l’air après un coup de main un peu trop musclé à Athènes.
Alzan devint son garde du corps attitré, son bras droit et homme de confiance — le seul dans sa vie d’ascète.
Deux chemins reliaient la Turquie à l’Italie, par la route ou par la mer. Varon Basha opta pour la seconde, et s’y montra aussi imaginatif qu’audacieux. Faux matelots sur un chalutier, cachés dans les cales d’un yacht volé ou le plus souvent loué «à l’aveugle» avec de faux papiers — peu de bateaux de luxe attiraient les douaniers —, entassés sur des zodiacs ultra rapides jouant au chat et à la souris avec les gardes-côtes, les migrants faisaient selon les disponibilités, avec un taux de réussite de plus en plus élevé à mesure qu’il affinait son réseau.
L’argent entrait de façon exponentielle. Les candidats à l’exil se pressaient, à raison de mille à quatre mille euros la traversée, toujours plus nombreux avec les guerres qui suivirent le Printemps arabe. Un million devint dix, puis vingt. Alzan achetait de grosses cylindrées, se pavanait avec son or et ses call-girls, ce qui n’était pas dans le tempérament ombrageux de l’aîné. Alzan était plus porté sur le porno que sur la réflexion, un homme d’action que son frère utilisait à dessein.