Enfin, avec la guerre contre le terrorisme et le gel des avoirs douteux, les lanceurs d’alerte et les fuites des fichiers, il devint plus difficile d’avoir recours aux paradis fiscaux pour blanchir l’argent sale. Criminalité organisée et délinquance financière allant de pair, Varon Basha choisit de diversifier ses investissements.
Il avait rencontré Alex Zamiakis quelques années plus tôt par l’intermédiaire d’une avocate d’Athènes lors d’une affaire impliquant son frère. Zamiakis bénéficiait de relations haut placées et les deux hommes avaient des intérêts communs. Varon Basha prit des parts dans le consortium monté pour l’achat d’un cap à Astipalea: l’hôtel-casino construit sur l’île grecque servait à blanchir l’argent des commissions de l’armateur et du trafic de réfugiés, une lessiveuse à cash sous couvert de jeux et d’hôtellerie de luxe.
Débarquant depuis la Turquie, les femmes jeunes transitaient par les sous-sols de l’hôtel de luxe avant d’être envoyées comme esclaves sexuelles sur le Darknet, dans les bordels du port d’Athènes ou sur les yachts qui mouillaient dans la baie. Leur prix variait selon ce qu’on en faisait, leur beauté ou leur virginité. Varon Basha avait chargé Alzan d’organiser les transferts de la filière d’Astipalea sans savoir qu’elle virerait au drame.
L’homme qui accompagnait son frère la nuit du meurtre avait tardé à l’avertir mais quand Varon Basha finit par arriver sur les lieux, il trouva son frère avec le cou brisé.
Il avait fallu deux jours pour identifier les coupables. D’après la capitainerie, le bateau suspecté d’avoir embarqué les réfugiées appartenait à Marc Kerouan, un Français qui naviguait sur un Class 40 et avait passé une nuit au port, dix jours plus tôt. Varon Basha croyait avoir affaire à un réseau concurrent — les voiliers étaient un moyen commun pour transporter des clandestins —, le Français connaissait le lieu et l’heure du débarquement, mais personne n’avait jamais doublé Varon Basha.
Il avait envoyé des zodiacs sur la piste du voilier depuis le port du Pirée, mais les fugitifs étaient passés au travers des mailles du filet. L’Albanais avait alors dépêché un des avions servant à transporter les migrants les plus fortunés, qui finit par repérer le Class 40 hors des eaux grecques. Varon Basha les voulait vivants, coûte que coûte, mais son rayon d’action n’était pas si vaste. Il avait dû demander l’aide de Zamiakis.
L’armateur grec avait d’abord rechigné mais s’il s’agissait bien d’un réseau concurrent, ces salopards pouvaient être au courant des transferts depuis l’hôtel, des opérations de blanchiment au casino, et les faire tomber pour prendre leur place. Impliqué malgré lui dans la vendetta, Zamiakis avait trouvé la parade: un de ses navires en partance de Tanger couperait la route du voilier, avec un homme de confiance, Xherban Berim, un cousin de Varon Basha.
Si Berim et les marins avaient réussi à récupérer la cargaison, le skipper avait préféré sombrer avec son bateau sans révéler l’ampleur du réseau. Le Jasper bloqué au port de Brest, Berim avait laissé les réfugiées mijoter dans la soute et mené une enquête sur place pour tirer l’affaire au clair. Le cousin avait fini par découvrir un complice de Kerouan, un certain Raoul chargé de fournir des faux papiers aux fugitives: d’après ses dires, le Français n’était qu’un amateur, qui avait monté un réseau domestique pour accueillir des migrants avec l’aide d’associations locales. Mais quelque chose clochait dans cette affaire: Kerouan avait appelé Raoul depuis son voilier pour qu’il falsifie huit permis de séjour — comme les huit femmes cachées dans la cabine. Or les naufragées étaient neuf.
Berim ne donnait plus de nouvelles depuis mais Varon Basha avait tourné l’équation dans tous les sens: Kerouan avait une complice, une fille qui s’était mêlée aux clandestines pour passer inaperçue.
L’Albanais ne mettrait pas longtemps à la démasquer. Il l’interrogerait tout à l’heure, après le tri des nouveaux arrivants. Et elle lui dirait la vérité sur la mort de son frère — avant de mourir.
9
Le crépuscule flambait sur la baie de Mesa Vathy. Stavros et Mc Cash guettaient au pied de la colline voisine, une paire de jumelles à la main. Personne n’avait détecté leur présence depuis la rive où ils avaient pris position. Cinq grands voiliers se tenaient à l’abri du vent, deux vedettes et un yacht plus moderne qui venait de s’arrimer à une bouée, un bateau de trente mètres battant pavillon grec. Le plus proche. Le plus isolé aussi. Mc Cash compta trois hommes sur le pont, dont deux occupés aux manœuvres.
Il ne pensait plus à sa fille laissée en Bretagne, à ses blessures qui le tiraillaient. Même sa prothèse à l’air libre ne lui faisait plus rien. Les pick-up disparus dans les collines, il avait retrouvé Stavros chez le vieux couple et depuis ne desserrait plus les dents.
Un endroit retiré dans le nord de l’île accessible par la mer, un acheteur fantôme qui laissait à l’abandon le seul restaurant du hameau voisin, un hôtel-casino qui embauchait des étrangers pour la construction et les services, limitait l’accès terrestre pour mieux privatiser la baie et accueillir les yachts de passage, une baie non loin où des clandestins débarquaient de nuit, maintenant des pick-up: Angélique et les réfugiées étaient là, dans le casino.
On les maintenait prisonnières dans une suite, un sous-sol, une pièce isolée ou le garage, mais Angélique était là, quelque part. Et il n’y avait qu’un moyen de s’introduire dans l’hôtel-casino: se faire passer pour un client, en braquant un des yachts qui mouillaient dans la baie.
— C’est quand même risqué, avait estimé Stavros. Les nababs doivent avoir des gardes ou des gens armés sur le bateau.
— Tu préfères quoi, qu’on débarque déguisés en vieilles putes?
Le Grec avait obtempéré, il était même partant. Mc Cash commençait à bien l’aimer, à croire que tous les borgnes avaient une âme pirate, et au point où ils en étaient, c’était trop tard pour reculer.
Le mari d’Argyro avait prêté sa barque à moteur, des habits de pêche et un panier de langoustes fraîchement retirées des casiers que Stavros avait payées un bon prix pour les dédommager. Stavros avait raison, son plan était foutrement hasardeux mais les deux hommes se taisaient en embarquant sur la coque de noix. Le ciel tombait sur la baie lorsqu’ils démarrèrent le petit moteur. La barque n’était pas très stable sous le clapotis, heureusement Stavros savait naviguer. La lune pointait dans le ciel éteint, la façade ouest de l’hôtel-casino se profilait à mesure qu’ils approchaient du mouillage. Mc Cash fixait sa cible dans la nuit: le yacht qui venait de jeter l’ancre.
Ils dépassèrent une superbe goélette à deux mâts et se dirigèrent vers la bouée où stationnait le Sea Horse. Occupés à mettre un zodiac à l’eau, les marins ne prirent pas garde au petit bateau de pêche qui s’amarra à couple. Revêtus d’une brassière et d’un bob usé par les intempéries, les deux hommes firent illusion; Stavros s’adressa aux marins en grec, désigna les langoustes qui étiraient leurs pattes dans le panier d’osier.
— Toutes fraîches! plaida-t-il.