— Cassez-vous, OK?
Les membres de l’équipage dédaignèrent ceux qu’ils prenaient pour des pêcheurs locaux, affairés au treuillage de l’annexe. Mc Cash en profita pour s’accrocher au bastingage et grimper à bord. Il tira la lame cachée sous sa brassière, attrapa le petit barbu torse nu qui sortait de la cabine.
— Hey!
— Un geste et je lui tranche la gorge, menaça Mc Cash. Finissez d’amarrer le zodiac et restez où vous êtes.
Les marins ne comprirent pas tout de suite ce qui se passait, c’est en voyant la pointe effilée contre l’œsophage du boss qu’ils se figèrent. Stavros avait déjà grimpé sur le pont. Le barbu était vêtu d’un pantalon de toile et ne portait pas d’arme.
— Tu fais une grave erreur, souffla-t-il.
— Ta gueule. Va voir s’il y a d’autres hommes à l’intérieur, lança-t-il à Stavros. Vous, sortez les pare-battage des coffres, les bouts, tout ce qui traîne dans le coffre. Vite!
Mc Cash enfonça la lame plus précisément dans la glotte, provoquant une volée de jurons qui fit son effet; une dizaine de gros boudins de plastique atterrit bientôt sur le sol en teck du pont inférieur.
— Maintenant videz vos poches et glissez-vous dans les coffres, ordonna-t-il. Dépêchez-vous!
Leur patron n’eut pas besoin de les motiver; les deux marins s’entassèrent tant bien que mal dans l’espace exigu réservé aux pare-battage, grognèrent avec véhémence quand Mc Cash boucla les coffres sur eux. Un instant libre de ses mouvements, le barbu voulut le frapper par-derrière mais il était trop lent, prévisible: un atémi à la gorge le stoppa net.
— Viens par là, abruti, siffla Mc Cash en le poussant vers la cabine.
Stavros apparut alors qu’il reprenait péniblement son souffle, le buste incliné en se tenant la gorge.
— Personne, annonça le Grec. Et les placards sont vides.
Mc Cash avait tiré les rideaux de la pièce, d’un luxe ordinaire pour ce type de navire, avec du bois d’acajou et de longs canapés en cuir face à un écran plat extralarge. Le barbu avait la quarantaine, le nez épaté et un regard d’élan face à l’ours.
— Ton nom?
— Tu ne sais pas à qui tu te frottes, dit-il sur le ton de la menace.
— Je t’ai demandé ton nom, pas de faire des commentaires.
— Ektor Kanis.
— Ce yacht est à toi?
— Non. Non, je l’ai loué.
— À qui?
— Une… une agence du Pirée.
— Pourquoi il n’y a pas d’employés sur ton bateau?
Ektor fixa le grand borgne.
— Qu’est-ce que vous voulez? De l’argent?
— Réponds à ma question: si tu étais un nabab en croisière dans les îles, il y aurait des vêtements dans les placards, un cuisinier, une femme de chambre. Qu’est-ce que tu fais ici avec ces deux marins?
— Vous feriez mieux de déguerpir.
— Je n’ai pas de temps à perdre, Ektor, renvoya-t-il, le couteau à la main: tu sais quoi de cet hôtel-casino?
— Rien. J’ai une chambre réservée, c’est tout.
Pupilles dilatées, rougeur inopinée, pas difficile de voir que ce type mentait. Mc Cash le plaqua d’une main contre la paroi de la cabine, de l’autre pointa la lame du couteau sous sa paupière.
— Parle avant que je te crève un œil. Je sais qu’il y a des filles dans ce putain d’hôtel, un trafic de réfugiées dont le réseau appartient à Varon Basha. Tu travailles pour lui?
— Non…
— Pour qui?!
Un filet de sang perla sous la paupière.
— Son frère! s’écria Ektor. Alzan Basha! C’est pour lui que je travaille!
— Continue.
— Alzan… C’est lui qui gérait les transferts.
— Pourquoi tu parles de lui au passé?
— Parce qu’il… parce qu’il a été tué. Je ne sais pas comment, ni par qui. Juste que son frère a repris le business en main. C’est lui qui m’a dit de venir chercher la cargaison.
— Les réfugiées qu’on trie en arrivant sur l’île?
— Oui.
— Quand, ce soir?
— Oui.
— Explique.
— Je dois transférer les filles au Pirée et les remettre à un intermédiaire qui m’attend à quai. Mon rôle s’arrête là.
— Elles deviennent quoi après, ces filles?
— Je ne sais pas. Les cellules sont étanches, ajouta-t-il en louchant sur le couteau. C’est la vérité.
Sans doute. Mc Cash ne relâcha pas la pression sous sa paupière.
— Tu as déjà vu Varon Basha?
— Non.
— Mais tu es déjà venu ici.
— Oui. Mais je vous l’ai dit, c’est son frère que je rencontrais: Alzan.
Mc Cash jeta un rapide coup d’œil à Stavros, qui suivait l’interrogatoire en silence.
— Les autres bateaux dans la baie, eux aussi sont là pour transférer des réfugiées?
— Je ne sais pas. Il n’y a plus beaucoup de migrants sur les îles. Ils doivent plutôt venir pour le casino, ou l’hôtel.
— Les suites sont à moitié vides mais toutes réservées, ça veut dire quoi?
— C’est pas mon business, assura Ektor.
— Du blanchiment d’argent?
— Peut-être… Je ne sais pas. Pas mon business, répéta-t-il.
Mc Cash gambergea une poignée de secondes. Il espérait tomber sur un client de l’hôtel, pas sur un passeur. Il devait changer ses plans.
— Il y a des armes à bord, dit-il d’une voix blanche: où sont-elles?
L’homme désigna le placard au-dessus du bar. Mc Cash le poussa devant lui, découvrit un calibre .38, une batte de base-ball et une kalachnikov avec plusieurs chargeurs. Peur des pirates peut-être. Il empoigna le browning, le confia à Stavros en le sommant de tenir Ektor en joue, fit une rapide visite des différentes cabines. Hormis les couchettes des membres de l’équipage, les pièces étaient vastes, cosy, certaines avec jacuzzi, d’autres écrans plats, ordinateurs et tout ce dont on pouvait rêver pour une croisière au long cours. Rien qui pourrait attiser la curiosité des douaniers ou gardes-côtes. Il remonta vers le salon télé. Le passeur épongeait sa paupière meurtrie, livide.
Mc Cash approcha, tendu, vindicatif.
— Tu as rendez-vous avec Varon Basha?
— Non… Non, je dois juste me présenter à la sécurité de l’hôtel et demander Enian. C’est le second d’Alzan.
— Ils te connaissent?
— Enian, oui.
— Les marins du yacht sont déjà venus avec toi?
— Non, fit Ektor. Eux, c’est des hommes à moi.
Mc Cash ne le quittait pas des yeux, cherchant à savoir s’il lui mentait.
— Comment se passe le transfert?
— Je dois attendre le petit matin pour amener les filles sur le bateau… Il y a une cabine pour elles, dit-il en désignant le parquet sous ses pieds.
— Avec l’annexe amarrée à la proue?
Le passeur acquiesça.
Mc Cash se tourna vers Stavros… Oui, il avait encore une chance.
Les moteurs du Sea Horse pouvaient propulser les deux cent quarante tonnes du yacht à plus de vingt-cinq nœuds. Stavros observait le poste de pilotage depuis un moment, testait l’allumage. Il avait déjà promené des touristes sur des bateaux le long des îles, jamais conduit d’aussi gros engins.
— Tu saurais faire marcher ce truc? demanda Mc Cash.
— Je pense, oui…
Tirant les marins du coffre à pare-battage, ils les avaient enfermés avec Ektor dans la cabine réservée aux clandestins avec ordre de la boucler s’ils ne voulaient pas couler par le fond. Après quoi, ils avaient revêtu les polos rayés des deux types. Ils étaient un peu justes mais avec les casquettes, ils espéraient faire illusion.