— Les chiens sont les meilleurs amis de l’homme, renchérit-elle, vous ne saviez pas?
— Faut vraiment être con.
— Vous n’aimez pas les chiens?
— Non plus.
La coccinelle perdait ses ailes à vue d’œil. Elle jaugea le type sur la serviette mais à vingt-cinq ans, elle manquait de flèches. Le bull-terrier piétinait, comme si le sable le grattait.
— Allez, viens Jimmy! Viens!
Du revers de la main, Mc Cash expulsa les pâtés laissés par le clébard, aperçut Alice dans les vagues — manquerait plus qu’elle se noie —, se concentra sur les pages centrales du Ouest-France. On y parlait d’attentats mais c’est l’entrefilet du localier qui fixa son attention.
«L’étrave d’un bateau de plaisance a été retrouvée hier matin, dérivant au large des côtes espagnoles. D’après les photos des débris flottant à la surface, il s’agirait du voilier porté disparu au large d’Alicante, appartenant au Breton Marc Kerouan, dont on reste sans nouvelles. Aucun radeau de survie n’a été repéré malgré les recherches, qui ont été officiellement abandonnées. Une expertise est en cours.»
La nouvelle lui fit un choc.
Marco… Marco-le-dingue, perdu en mer…
3
Marco avait grandi sur les quais de Concarneau, au milieu des terre-neuvas en transit sur le plancher des vaches, quand chaque tournée comptait triple avant de retâter de la mer. Le colosse avait la rhétorique facile, un cœur en méthane et des yeux couleur Atlantique à vous fendre l’âme.
La famille Kerouan était issue de la vieille droite traditionaliste quimpéroise, catholique lefebvriste tendance Breiz Atao (le parti régionaliste qui avait pactisé avec les nazis durant l’Occupation), rentière (ardoise, granit, la moitié des constructions de la région se fournissaient chez Kerouan de génération en génération) et rigide par principe. Tirant les leçons de la guerre, les parents de Marco étaient honnêtes dans la mesure du légal, cultivés et d’une paresse intellectuelle commune, le genre à renvoyer dos à dos communisme et nazisme.
Marc Kerouan avait écumé les pensions et les internats jusqu’à sa majorité: il en gardait une haine pour la chasuble et ce qui se passait dessous, mais il avait appris à naviguer très tôt grâce à un jeune abbé passionné de voile qui les emmenait en excursion sur une vieille caravelle. Un premier sentiment de liberté, qui avait tout emporté: Marco n’avait pour ainsi dire plus mis les pieds à terre, sinon pour suivre ses études de droit, condition parentale au financement de ses lubies nautiques. Il avait traîné avec les pêcheurs de Concarneau, les voileux et les soudards, qui lui avaient appris à tenir le cap en toutes circonstances. Une bonne école pour qui rêve de bordées. Enfin il avait passé son diplôme d’avocat et pris le large. Ses meilleures années à l’entendre.
Équipier, skipper, Marco avait parcouru les océans avec des marins aussi givrés que lui, chassé les sponsors comme autant de baleines blanches, dormi par tranches de vingt secondes sur les crêtes des lames du Pacifique Sud, tiré des méridiens de coke sur les cartes de navigation, gagné quelques courses parfois, à coups de paris contre le vent et de surf au portant. Après des années d’aventure au grand large, Marco avait fini par renoncer à la voile de haut niveau, mais pas aux genres de bordées qui suivaient les retours à terre.
Si, à jeun, le visage de Marco impressionnait jusqu’aux putes à matelots, l’alcool et la défonce le transformaient en animal d’un genre peu commun: ses yeux globuleux triplaient alors de volume, il braillait dans toutes les langues, invectivait ratés, poivrots et bites molles avec une verve littéraire presque aristocratique. Bloy, Cravon, Drieu, Huysmans, Céline, Marco datait d’une autre époque et tenait à ce que ça se sache.
— Force et honneur! il gueulait, centurion d’une légion romaine sortie de son imaginaire en position de tortue.
Entre deux ruptures d’anévrisme alcooliques, Marco avait travaillé dans différents cabinets d’avocats avant de monter sa propre agence. Mc Cash l’avait rencontré à Rennes, lors d’une affaire où Kerouan représentait les intérêts de la défense — un gros dealer d’ecstasys, que le borgne avait serré. Endurants, borderline, les deux hommes s’étaient aussitôt plu.
Mc Cash se fichait de la voile mais Marco l’avait emmené chez lui, à Concarneau, où il gardait son Pongo. Ils avaient commencé par vider une bouteille de whisky sur le bateau, quelques litres de vin dans un des restaurants du port et avaient gobé deux ecstasys pour faire passer la gnôle.
Marco avait des talents de conteur que l’alcool galvanisait. Il lui avait relaté son naufrage au large de Cuba, alors qu’il ramenait un sept-mètres vers les Antilles en compagnie de trois jeunes Français pris en bateau-stop. La queue d’un cyclone venait de passer quand l’un des apprentis matelots avait pris le quart de nuit. Le jeune skipper, qui visiblement s’était endormi à la barre, ne vit pas le cargo qui lui coupait la route: ils l’avaient percuté de trois quarts, ouvrant une voie d’eau comme une mâchoire de requin. Le voilier avait coulé en moins d’une minute… Éjecté de sa bannette, une douleur vive au pied, Marco avait vite compris qu’il sombrerait avec lui: suivant les enseignements zen de sa sœur, il s’était alors mis en position du lotus, calquant sa respiration sur celle de la méditation orientale. Son pied saignait abondamment mais il n’avait plus songé qu’au poids mort du voilier, qui lentement finissait sa chute. Par chance, le fond était à moins de vingt mètres. Marco s’était extirpé de la cabine engloutie et avait regagné la surface, à bout de souffle.
Le cargo, alerté du naufrage, avait stoppé les machines et envoyé une chaloupe à la mer.
L’avocat s’en était tiré avec une approche métaphysique de la mort, une phobie des cargos de nuit et deux orteils en moins, arrachés lors de la collision.
— Et les petits jeunes? avait demandé Mc Cash.
— Aux bulots, nom de Dieu!
Les postillons volaient tous azimuts.
Ayant perdu ses huit dents de devant à la suite d’un accident de voiture qui avait failli lui pulvériser la face — un camion s’était couché en travers de la quatre-voies de Rennes alors qu’il déboulait, bourré —, Marco arborait un dentier amovible, que le flibustier sortait pour les grandes occasions. Leur rencontre en était une. Pour la première fois cette nuit-là, Mc Cash le vit ôter son dentier, faisant place nette au comptoir, attraper à la gorge l’impudent qui avait moqué le bandeau de son nouvel ami, éructer sa rage de la bêtise humaine, un trou noir au milieu de la bouche, puis sortir d’une main le malotru et l’envoyer dinguer dans le port comme un bâtonnet Miko.
— Aux bulots, nom de Dieu!
Marco riait comme un dément. Avec ses gencives grimaçantes, ses yeux bleus en cavale et sa gueule de sorcière écrasée contre la vitre, même les dockers se méfiaient. Les deux hommes attaquaient la vodka-champagne quand l’ecstasy avait explosé au milieu du champ de mines.
— Je t’aime bien, toi, le pirate! avait décrété Marco.
— T’es pédé?
— Hé hé hé! T’as de la chance d’être borgne…
— La moitié du monde en moins: ça a ses avantages.
— Je comprends ça. Y a quoi sous ton bandeau?
— Quatre-vingts kilos de «va te faire foutre».
— Fais voir.
— Plutôt traverser ton bled d’alcoolos avec une pintade dans le cul.
— Banco! avait ricané Marco avant de partager la dernière ecstasy.