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L’idée était venue un soir à Angélique, après avoir baisé avec un type: monter son propre réseau de passeurs, un sauf-conduit pour la zone libre. Mais pour ça, elle avait besoin d’aide, et elle ne connaissait qu’un homme assez cinglé pour la suivre: Marco.

Si Zoé avait argué que le projet était beaucoup trop dangereux, l’avocat n’avait pas été long à convaincre. Il y avait son métier de fiscaliste, sa famille, ses contraintes volontaires, mais une part de lui était restée en mer, avec le capitaine Achab à la poursuite des cachalots, tous ces krakens qui peuplaient son imaginaire: son projet d’embarquer des réfugiés depuis la Grèce était une aventure folle qui valait tous les cap Horn.

Ils avaient fait un premier voyage à Athènes pour voir le voilier de course qui servirait au convoyage — un ancien barreur de l’America’s Cup basé au Pirée se séparait d’un magnifique Class 40, dont Marco signa vite la promesse de vente — et rencontrer leur contact en Grèce. Grand, athlétique bien qu’empâté par les années, les fêtes et les nuits trop courtes, Stavros avait l’œil unique qui pétillait d’une joie maligne.

— Tu me rappelles un autre borgne! avait clamé Marco à la cinquième tournée d’ouzo.

Mc Cash écoutait l’histoire par la voix d’Angélique, apaisée par les flots qui les éloignaient un peu plus de l’enfer, le ciré remonté pour affronter le vent de la nuit. Elle et Marco avaient guetté les réfugiées qui accostaient dans la baie de Zafeiri, jusqu’à la nuit où ils étaient tombés sur les passeurs… Angélique n’avait jamais tué personne. Mais devant le tri des filles et le négrier frappant la Malienne, la colère l’avait rendue folle. Comme si son passé africain lui remontait des entrailles, celui de leurs aïeux. Marco les avait tirées de là, et avait pris les choses en main. Carburant aux amphétamines, il se sentait prêt à couler Neptune. Vent arrière, le Class 40 surfait sur les vagues, répondait aux réglages au quart de tour. Des pointes à vingt nœuds. Marco goûtait les embruns-fusées qui s’envolaient le long de la coque, l’œil acéré vers l’horizon, jusqu’à ce que le Jasper leur coupe la route. Un pur moment de terreur qui dura tout le naufrage.

— Fatou m’a dit que vous vous étiez engueulés sur le pont, fit Mc Cash. Que Marco n’avait pas voulu grimper à bord du cargo.

— Oui, j’étais déjà harnachée mais il refusait de prendre le dernier filin qui aurait pu le sauver. Il disait qu’avec un peu de chance, les marins me prendraient pour une réfugiée, que j’avais encore une possibilité de m’en tirer. Je lui ai répondu qu’il était cinglé, mais il hurlait qu’il était le capitaine et que je n’avais qu’à obéir. Je lui ai crié qu’il aille se faire foutre, que je ne grimperais pas sans lui mais j’étais déjà accrochée au filin: les marins m’ont hissée sur le pont sans que je puisse rien faire… J’ai juste vu le cargo heurter violemment le voilier, qui s’est fendu sous l’impact. Marco ne bougeait pas, agrippé au bastingage. C’est la dernière image que j’ai de lui, soupira tristement Angélique. Le cargo a remis les moteurs et le voilier s’est engouffré sous la coque…

Les hélices géantes l’avaient broyé, éparpillant les débris au gré de la houle.

Un silence spectral ponctua le récit d’Angélique. Mc Cash fixait la mer sombre comme s’il lui en voulait, cherchant à comprendre l’attitude de son ami. Marco était endurant, physiquement et psychiquement prêt à encaisser les tempêtes et les coups durs, mais il ne savait pas s’il résisterait à un interrogatoire musclé, à la torture ou aux menaces de mort sur un de ses proches. Les passeurs d’Astipalea étaient de mèche avec un groupe mafieux puissant, assez en tout cas pour dépêcher un cargo avec un tireur à bord pour leur barrer la route et récupérer les fugitives… Mc Cash reconnut la folie généreuse de son ami: en refusant de grimper à bord, Marco assumait tous les torts et laissait à son équipière une chance de s’en sortir. De fait, les ravisseurs avaient pris Angélique pour une réfugiée. Sa peau noire, pour une fois, l’avait sauvée.

La mer cette nuit était calme. Le yacht naviguait à son rythme de croisière, Stavros aux commandes. Angélique frissonna.

— C’était qui, ce type-là, Varon Basha?

— Un trafiquant de chair humaine, répondit Mc Cash. Un businessman, et un profiteur de guerre.

Excision, voile intégral, crime d’honneur, soumission, esclavage sexuel, violences diverses, la haine des femmes au début du millénaire ne se limitait pas qu’au contrôle de leur libido et de la liberté d’en jouir. Les réfugiées qui avaient le malheur de tomber entre les mains de criminels comme Varon Basha poursuivaient leur calvaire dans les réseaux les plus glauques du Darknet et de la prostitution. L’Albanais n’avait pas parlé de Zamiakis avant de mourir mais Mc Cash ne songeait qu’à déguerpir.

Il avait d’abord fallu acheminer tout le monde à bord du yacht, rassurer les femmes sur leur sort, prendre le large avant que d’autres mafieux leur tombent dessus. Stavros ayant appelé Argyro et son mari, ce dernier les avait rejoints avec Khaled sur le ponton de l’hôtel où, après avoir embrassé sa jeune promise, ils avaient grimpé avec eux dans le zodiac. Le pêcheur grec avait récupéré sa barque et assuré qu’il tiendrait sa langue. Contraint de lui faire confiance, Mc Cash n’avait pas tergiversé. Une seule chose comptait, déguerpir.

Les réfugiées avaient investi les cabines, les salles de bains, s’arrangeaient avec le malheur. Elles étaient onze rescapées, dont trois blessées par balle. Ils naviguaient depuis deux heures sous la lune qui, comme eux, fuyait sous les nuages. Angélique éprouvait une sensation de déjà-vu, comme si l’échappée avec Marco se dédoublait dans le temps. C’était il y a un mois. Un siècle. Elle revoyait la petite Somalienne et les jeunes femmes qui l’avaient suivie dans sa folie. Son sacrifice. Qu’avaient-elles enduré pour ainsi faire face à la mort, quel désespoir incurable?

Angélique avait trouvé un ciré en bas. Il ne faisait pas particulièrement froid mais elle le tenait serré sur le pont arrière du yacht. Stavros maintenait le cap depuis la cabine de pilotage, son œil pirate aux nouvelles de l’horizon. Drôle de type que ce Grec… Mc Cash ne disait rien, assis tout près sur la banquette, n’osant la prendre par l’épaule alors qu’elle ne demandait que ça.

La mer se découpait sous les astres, ondulait en petites crêtes phosphorescentes. Angélique se sentait lasse après la montée d’adrénaline et les horreurs endurées, mais la présence de Mc Cash continuait de l’électriser. Il fumait, songeur, débraillé. Lui aussi redescendait doucement. Ils avaient à peine eu le temps de parler tous les deux.

— Tu espérais retrouver Marco sur l’île? demanda-t-elle bientôt.

— Non… Non, dit-il, je savais qu’il était mort. Il y avait un tueur sur le Jasper, qui m’a raconté le naufrage. Fatou aussi, plus tard.

— Ah.

— Non, c’est toi que j’espérais retrouver. Les autres filles, je m’en fous. Ce n’est pas nouveau, il ajouta.