Angélique ne savait pas s’il était sérieux.
— Je me trompe ou c’est une déclaration d’amour que tu me fais?
— Tu te trompes.
— C’est drôle, j’avais cru comprendre le contraire…
Elle l’asticotait. Comme avant.
— Il y a une différence entre te sauver la vie et te sauver de la mort, dit-il sur le même ton. Je ne supporte pas l’idée que tu n’existes pas, Angeclass="underline" ça ne veut pas dire que je t’aime comme un débile.
Elle sourit doucement. Une façon de revenir au monde.
— Après quinze ans, c’est toujours l’image que tu as de l’amour?
— Non, c’est l’image que j’ai de moi.
Angélique opina sous son ciré.
— Toujours à se contredire, hein?
Parlait-elle de lui, ou d’eux? Les mains de Mc Cash tremblaient un peu. Trop d’émotions à la fois. Ou alors était-ce la brise insidieuse qui se glissait sous son polo taché de sang et le faisait frissonner? Angélique était là, si près de lui qu’il pouvait s’y coller, s’y fondre en l’étreignant, comme avant.
— En tout cas merci, dit-elle. Je ne sais pas comment mais je te revaudrai ça.
— Bah. Peut-être que tu aurais fait la même chose à ma place.
— Je ne crois pas, non. J’aime trop la vie pour prendre le risque de la perdre sur un coup de tête.
— Tu l’as fait pour ces réfugiées, objecta-t-il.
— Ce n’était pas un coup de tête. On avait tout préparé avec Marco et Zoé. Sauf de tomber sur ces salopards.
L’ombre de l’avocat passa dans le silence de vagues.
— Ma sœur est au courant?
— De quoi?
— Que tu as mis une île grecque à feu et à sang pour nous sauver, moi et les filles dont tu te contrefous?
Mc Cash écrasa son mégot sur la tablette en acajou. Elle était marrante.
— Non, dit-il.
C’était bon de retrouver sa voix éraillée, l’humour triple lame de ses phrases qui l’avait mis mille fois K-O. Il se tourna vers son visage parfumé d’embruns, ses lèvres pourpres, songea à l’embrasser, mais Angélique était retournée à des choses plus ordinaires.
— Stavros m’a parlé d’un ami juge qui était sur l’affaire.
— Un imbroglio, qu’ils ne sont pas près de démêler, avança-t-il en réajustant son bandeau.
— Toujours aussi optimiste, dit-elle dans un euphémisme.
— Tu as vu le monde dans lequel on vit? Reviens en France, tu vas voir comme les gens sont confiants dans l’avenir.
— Tu sais ce qu’on dit, «pessimiste par la raison, optimiste par la volonté».
— Pour une fois que je suis raisonnable, dit-il dans un demi-sourire.
— C’est parce que tu n’as aucune volonté. Il suffit juste de vouloir, Mc Cash.
Il soupira sous la houle.
— Hum… Ça n’a jamais été mon fort.
— Tu peux l’être quand tu veux. Ce que tu as fait pour moi, personne d’autre ne l’aurait fait.
Le borgne ne renchérit pas. Le jour naissait sur les crêtes, et l’île de Paros apparaissait, fantôme dans la brume qui mangeait l’horizon.
Ils étaient convenus de déposer les réfugiés sur une plage isolée, où le HCR les prendrait en charge. D’après Stavros, il y avait une permanence sur l’île, des gens susceptibles de les soigner en urgence, et de les aider. Les rescapés diraient que des passeurs les avaient laissés là, comme d’autres avant eux, sans mentionner aucun nom, en attendant des nouvelles de Kostas qui suivait l’affaire depuis Athènes. Mc Cash et Angélique ne comptaient pas faire de vieux os en Grèce. Même si Varon Basha et sa clique étaient des trafiquants d’humains, les flics allaient lui demander des comptes après la tuerie dans l’hôtel et le borgne n’avait pas envie d’en rendre.
Ils ne savaient pas si les employés du casino consignés dans les baraquements et les clients des yachts qui mouillaient dans la baie avaient entendu ou vu quelque chose, ils voulaient juste disparaître. Qu’on les oublie.
Le soleil se levait sur Paros. Ils trouvèrent une baie inaccessible par la route, une plage de galets désertée au petit matin où ils débarquèrent les réfugiés. Mc Cash pressa les dernières filles de descendre du zodiac, surveillant les crêtes. Un premier voyage avait permis de déposer les blessées sur le rivage, avec les téléphones portables de l’équipage et les numéros du HCR pour qu’on vienne les chercher. Khaled et Leïla ne quittaient plus les bras de l’autre. Les femmes s’étaient organisées durant la traversée. Mc Cash les regardait faire avec un mélange de circonspection et de soulagement.
Le yacht stationnait à cent mètres, abrité du vent, Stavros à bord paré à prendre le large. Il était temps de se quitter. Les blessées étaient allongées sur des dessus-de-lit en fourrure, un groupe d’éclopées revenues du néant. Au fond, Angélique avait raison, ces gens-là avaient tout bravé… Il sortit des billets de sa poche.
La clé crantée était bien celle d’un coffre, qu’il avait trouvé dans le bureau du casino, celui d’où Varon Basha était sorti alors qu’il jouait à la roulette. Mc Cash avait embarqué les papiers et l’argent liquide qui traînaient là, près de deux cent mille euros, qu’il avait divisés par le nombre de rescapés. Il passa rapidement dans les rangs, distribua les liasses sous leurs visages interdits. Dix mille euros à chacun; un coup de pouce pour le parcours qui les attendait.
Khaled et les femmes n’osaient parler en empochant l’argent, le regardant comme un messie. Pas trop le style de Mc Cash.
— Maintenant démerdez-vous, dit-il en guise d’adieux.
11
Le yacht les ramena au port du Pirée après une longue diagonale dans les eaux territoriales. Mc Cash aurait volontiers écrasé cette punaise d’Ektor, le passeur enfermé dans une cabine avec les marins du Sea Horse, mais le temps était compté et les juges trouveraient un autre moyen d’épingler Zamiakis.
Le passeport d’Angélique perdu lors du naufrage, ils restèrent deux jours à Athènes avant de recevoir une pièce d’identité, envoyée en express par sa sœur. Mc Cash s’était fait à sa présence à ses côtés, à ses regards douloureux lorsqu’elle évoquait la disparition de Marco et les détails sordides liés à sa détention, resserrant des liens qu’ils croyaient défaits, par petites touches. Angélique ne s’apprivoisait pas, et l’euphorie d’avoir échappé au pire avait fait place à une espèce de déprime qui s’estompait lentement. Le borgne la laissait refaire surface sans infléchir les motifs de sa rémission. Plusieurs vies étaient passées depuis leur séparation, qui chacune comptait triple. Il n’avait jamais cherché à revoir son ex-femme, préférait se dire qu’il la trouverait vieillie, tordue, moche, il se trompait, évidemment — Angélique était beaucoup plus belle à quarante ans qu’à vingt-cinq.
Il suffisait de la voir. Son parfum. La petite cicatrice au-dessus de sa lèvre. Sa peau noire sous son bustier, sa poitrine. Son odeur de brousse. L’éclat de ses yeux de miel quand elle croisait le sien, cette envie de la serrer contre lui une bonne fois pour toutes. Il repensait à ce qu’elle lui avait dit au sujet des réfugiées. Au fond peut-être qu’elle avait raison. Que sauver ces gens était une question de dignité humaine, cet humanisme raillé comme utopiste, angélique, justement.
Même si son combat était vain, qu’il en arriverait des centaines de milliers d’autres avec la bombe démographique qui couvait au Sahel — ils étaient quatre-vingts millions aujourd’hui, avec à peine de quoi manger sur un territoire saturé, ils seraient quarante millions de plus dans quinze ans: où iraient-ils, ces quarante millions de personnes sans espoir de vivre? Dans les bras de Boko Haram? Dans les écoles coraniques que l’Arabie saoudite construisait partout? En Europe? Sans même parler des guerres au Moyen-Orient, le problème des réfugiés n’était qu’un clapot face au tsunami migratoire qui se profilait.