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— Oui… Oui, sans doute.

Mc Cash se traita de pain noir, d’imbécile épais face à cette gamine seule au monde et plus mature que son âge. Il tenta de se radoucir.

— Tu as encore de la place pour un dessert?

*

L’océan ronronnait par la vitre ouverte de la chambre. Les vagues roulaient sur la plage, ramassaient les coquillages dans un bruit de mitraille, repartaient grossir les premiers rangs. Mc Cash fumait accoudé à la fenêtre, n’arrivait pas à dormir. Il songeait toujours à Marco. Marco-le-dingue. Avait-il traversé toutes ces tempêtes pour échouer quelque part au fond de la mer, sans sépulture? Non, il n’était pas venu là par hasard. Quelque chose pourtant lui échappait, comme si son instinct de flic avait repris le dessus, avec ses suspicions et son lot d’interrogations. Si son ami avait été victime d’un navire de commerce ou d’un bateau de pêche espagnol, deux institutions maritimes pouvaient l’aider à savoir ce qui s’était passé cette nuit-là: l’ITF et le BEAmer, tous les deux basés à Brest. En recoupant leurs informations, il avait une chance de dénicher le coupable…

Il se réveilla à l’aube, petit-déjeuna d’un simple café dans la salle de restaurant vide. Alice dormant encore, il lui laissa un mot à la réception.

Le vent virait la pluie à coups de pied au cul quand il quitta la baie des Trépassés.

5

Quatre-vingts pour cent des naufrages étaient dus à des erreurs humaines, ce qu’on appelait des fortunes de mer: vagues, derelicts, hauts-fonds non ou mal répertoriés, qui parfois se déplaçaient. Avec la déréglementation du commerce international, entre le lieu de l’accident, le pays du propriétaire du navire, celui de l’armateur, de l’immatriculation, du capitaine et de l’équipage, une demi-douzaine de pays étaient impliqués en cas d’accident; au moment de départager les responsabilités, les avocats faisaient en sorte d’annuler les procès, ceux-ci n’ayant jamais lieu au bon endroit, laissant les personnes lésées sur le carreau. Les pavillons de complaisance, inaugurés à Panama par une compagnie américaine du temps de la prohibition, finissaient de noyer le poisson.

Ces paradis fiscaux flottants ayant reçu l’aval des Nations unies — au grand dam de l’ITF, la Fédération internationale des ouvriers du transport —, un navire sur cinq battait aujourd’hui sous des pavillons de complaisance, lesquels se retrouvaient impliqués dans près de la moitié des sinistres.

L’ITF avait sa propre liste noire, consignant le nom des entreprises d’affrètement, propriétaires de navires, armateurs ou agents maritimes peu recommandables.

Équipages surmenés, sous-payés, voire pas payés du tout, mal formés, mal soignés, mal nourris, manquant d’eau potable, parfois incapables de communiquer entre eux, le transport maritime était une zone de non-droit pour un million de marins. Naufrages, faillites, détention de navires pour contrôles, arraisonnements ou mises en quarantaine, tous les motifs étaient bons pour que certains armateurs sans scrupules abandonnent leur équipage — des dizaines de cas tous les ans.

Mc Cash avait ramassé plus d’une fois ces marins qui, engagés à la va-vite, s’étaient retrouvés sans le sou après que leur capitaine eut déserté le navire. Philippins, Albanais, Russes, ils venaient s’échouer dans les bars du port de commerce, à Brest. La plupart finissaient à la rue ou au Samu social, où l’on cherchait un moyen de les renvoyer chez eux. Mc Cash, étranger partout, tâchait de les aider. Il travaillait notamment en collaboration avec Yvon Legouas, le responsable de la section maritime de l’ITF de Brest.

Les frais de port, de manutention, d’arrimage, de douanes et de pilotage coûtant le plus cher, lorsqu’un navire était contrôlé, les chambres industrielles, le port autonome et les intérêts locaux se conjuguaient pour faire en sorte que le port ne soit pas réputé pour effectuer des contrôles trop stricts, de peur de voir déguerpir les armateurs. Quant aux marins qui s’avisaient de défendre leurs droits, ils étaient vite classés comme «agent provocateur de l’ITF» dans le livret de débarquement — quand ils n’étaient pas carrément emprisonnés à leur retour à terre.

Un job déprimant, qu’Yvon Legouas exerçait avec un relatif stoïcisme: les moulins contre lesquels l’ITF se battait ne brassaient pas que du vent, les sommes en jeu l’autorisaient à balayer les miettes les plus voyantes mais il fallait bien que quelqu’un fasse le boulot.

La voix tonitruante du bon vivant virant grassouillet, Yvon Legouas accueillit le borgne comme s’ils s’étaient vus la veille. Les bruits les plus farfelus couraient depuis sa démission soudaine, six mois plus tôt: cancer, cécité, suicide, tour du monde à la voile, mariage, on parlait même d’une croisière à bord d’un paquebot de luxe avec une princesse russe alcoolique… Des rumeurs.

Legouas ne s’épancha pas sur le cas Mc Cash. Le responsable de l’ITF de Brest avait une frange drue qui pendait sur ses sourcils, l’œil vif malgré l’heure matinale et du respect envers les gens en général.

— Je ne savais pas que tu étais ami avec Kerouan, dit-il après que l’ex-flic lui eut expliqué le but de sa visite. J’ai eu le procureur de la République au téléphone. C’est lui qui s’occupe de l’enquête.

— S’il a contacté l’ITF, c’est qu’il soupçonne un cargo ou un pétrolier, non?

— Ça peut aussi être un pêcheur espagnol. Ils ont des chalutiers de vingt mètres, en fer, capables de découper les voiliers comme du beurre.

— Hum… Mc Cash reposa le café brûlant qu’il venait de lui offrir. C’est qui, le procureur?

— Ton vieux copain Leguen…

Le borgne grimaça sous son bandeau — il avait sodomisé sa femme, plusieurs fois, sous prétexte qu’elle adorait ça. Son mari avait eu vent de leur liaison. Il lorgna l’ordinateur high-tech sur le bureau de Legouas.

— Tu as une liste noire des armateurs, n’est-ce pas?

— C’est la base de mes données.

— Je peux y jeter un œil?

Legouas reflua sur son siège. Mc Cash avait quitté la Grande Maison sans explications, réapparaissait six mois plus tard comme un fantôme.

— Je croyais que tu n’étais plus flic, dit-il en substance.

— J’ai pris ma retraite pour m’occuper de ma fille.

Il mentait. Il avait donné sa démission parce que son dernier œil valide était en train de crever.

— Depuis quand tu as une fille? s’étonna Legouas.

— Six mois. Sa mère est morte… Il désigna l’ordinateur sur le bureau. Alors, cette liste noire?

Le chef de l’ITF opina — il ne le croyait qu’à moitié —, releva la tête, croisa son œil cramoisi.

— Tu comptes mener une enquête parallèle?

— C’est juste pour apaiser ma conscience, éluda Mc Cash dans un sourire lugubre. Il me faudrait aussi le nom des armateurs, le pavillon, le maximum d’informations sur ces chauffards. Tu as ça en stock? insista-t-il.

— Pourquoi tu poses des questions alors que tu connais la réponse? C’est comme si les flics ne savaient rien des repris de justice.

— C’est un service que je te demande, pas un ordre.

Legouas jaugea l’ex-flic, un coriace dans son genre, cliqua sur son clavier: une liste de noms apparut bientôt.

— Pas de conneries, hein?

*

Alice venait de terminer son année de cinquième et ne regrettait rien. À l’école, les garçons de son âge ne songeaient qu’à jouer au foot ou dégommer un maximum de monstres avec leurs pouces, et elle avait peu de copines proches. Non pas qu’elle fût plus solitaire qu’une autre mais elle se sentait légèrement décalée. Les ragots ne l’intéressaient pas beaucoup, ni se fondre dans la norme coûte que coûte. Depuis qu’Alice était petite, sa mère la laissait lire jusqu’après l’heure du coucher quand elle ne lui lisait pas elle-même Harry Potter ou Jack London. L’imaginaire avait fait le reste. Une vie à inventer, sans elle… Alice ne se faisait pas à sa disparition, c’était comme s’il lui manquait un os dans le corps, l’ablation d’une part d’elle-même revendue sur le marché de l’horreur. À douze ans, on se croit immortel. Soi-même et ceux qui nous entourent. La leçon avait été amère. Peut-être est-ce pour ça qu’elle se sentait différente des autres, pour ça qu’elle avait hérité d’un père comme Mc Cash…