— Quoi la Poubelle ?
— On devait aller la chercher au garage à midi.
Elle rangea les affaires dans son petit sac à dos :
— Tant pis, on passera après déjeuner.
La faim au ventre, Alice avait réponse à tout.
Sur le chemin de terre qui nous ramenait à la maison, un soleil épileptique nous réduisit au silence. Les insectes filaient doux dans la garenne. Alice marchait devant, la serviette posée sur la tête comme si elle venait de se faire un shampooing. La maison se situait à trois cents mètres, derrière la rangée d’arbres. Elle dépassa le bosquet voisin et stoppa net :
— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-elle sans exiger de réponse.
De fait, je ne connaissais personne qui possédait une Renault Safrane.
— La voiture de ton pote peut-être ? hasardai-je en parlant de Philippe Mavel.
— Non, je parle du type sur la terrasse.
Bon Dieu, je ne l’avais pas vu celui-là ! Agenouillé sur les dalles, il y avait un grand type avec un bandeau noir au travers du visage.
Alice, plus prompte, me tira vers les feuillages.
— Merde : un flic !
Son doigt pointait l’écusson tricolore sur la plaque d’immatriculation :
La police.
L’État.
La Justice.
Le Jugement.
La Chute.
Cachés derrière les arbres qui bordaient le chemin, nous retenions notre respiration. Sur la terrasse, le borgne s’était relevé : il paraissait encore plus grand debout. Une sorte de géant, un putain de cyclope. Il frappait maintenant à la porte de la maison et, n’obtenant pas de réponse, il entra.
— La Poubelle ! souffla Alice.
On a couru jusqu’à la départementale, le cœur battant, vite hors d’haleine : les flics nous avaient retrouvés. Les flics nous avaient retrouvés. Comment, je n’en savais rien. On a dépassé la baraque à frites à la sortie du village, des frissons dans le creux de l’échine, comme si tout était foutu. Derrière les fanions colorés, le garage apparut : la Poubelle aussi, garée près des bouteilles de gaz, avec ses crottes de mouette sur le toit… Alice prit le volant pendant que j’allais régler le garagiste.
Ça puait l’huile de vidange quand j’entrai dans son réduit. Une brune aux lèvres, le type en bleu de travail m’observait comme une proie facile.
— C’est pour la 504 ?
— Oui. C’est combien la réparation du pneu ?
Le garagiste était beaucoup moins pressé que moi : il sortit une facture de son bureau et me lança d’un air entendu :
— Y a un type qui vous cherche. Un grand borgne.
— Un quoi ?
— Il dit qu’il est de la police.
— Un grand borgne ? Connais pas.
Je réglai la facture sans m’attarder sur la petite monnaie et récupérai les clés. De l’autre côté du comptoir, l’homme aux yeux secs continuait de m’observer comme si j’avais mangé de la vache folle.
— Il a demandé que vous l’attendiez, ajouta-t-il, l’air de ne pas y toucher.
— Je vous ai dit que je ne connaissais pas de borgne.
Je laissai le garagiste à sa facture et sortis. Alice attendait au volant, la tête inclinée vers la route où le flic pouvait surgir d’une seconde à l’autre.
— Filons !
Elle fourra la clé de contact, poussa la première et s’engagea sur la départementale. La peur de croiser une Safrane blanche nous suivit jusqu’à la nationale.
— La Poubelle nous a trahis, dis-je. Le flic est passé au garage.
— Le borgne ?
— Oui. Il a demandé qu’on l’attende.
On a roulé jusqu’à la quatre-voies de Brest, perdus dans nos pensées. Suite à l’ondée tombée sur l’asphalte brillant, un arc-en-ciel s’était pris dans la bruine que les voitures soulevaient. Guettant les rétroviseurs, Alice conduisait vite. Avec un délit de fuite, mon cas s’aggravait. Je lui en fis part mais elle m’envoya paître : si les flics nous avaient dénichés chez Mavel, c’est qu’ils savaient que nous étions ensemble…
Les camions rutilaient sous le soleil chromé, les roues de vélo tournaient sur les toits des autos, les gosses faisaient des grimaces depuis la plage arrière, les mises en plis mauves dépassaient des banquettes. Soudain je réalisai :
— Oh ! merde…
— Quoi ?
— On a oublié le carnet à la maison. Le carnet bleu : sur la table du salon.
Alice se crispa au volant.
— Le mode d’emploi, réalisa-t-elle à son tour. Le revolver : le flic va comprendre.
Je jurai en traînant sur les syllabes :
— Putain…
Jusqu’alors, mon seul espoir résidait en l’absence totale de mobile. Avec le carnet, la police comprendrait vite que nous possédions une arme… Alice se rabattit sur la file de droite et se cala derrière les autocollants d’une caravane de luxe. Il fallait agir, et vite. D’ici quelques heures, les flics de la région surveilleraient les gares, les ports, les stations-service, les agences de voitures de location, les aéroports, les TGV, les autoroutes, tous les grands axes. Un plan quelconque se mettrait en place.
— On ferait mieux de prendre les petites routes, dis-je.
Alice acquiesça, concentrée sur la quatre-voies. Tout allait mal. Ou de travers. Depuis le début. J’ouvris le vide-poche et consultai la carte Michelin. Éviter les grands axes, les villes, prendre les chemins de traverse, se perdre dans la nature…
— Commençons par abandonner la Poubelle, dis-je.
— Bonne initiative, fit-elle comme pour m’encourager à me débarrasser de mes vieilleries.
Je me penchai plus précisément sur la carte :
— Il y a une forêt pas loin.
— Où ça ?
— Sur la droite. Pas loin…
Un motard pressé fit hurler sa machine en nous doublant. La musique passait en sourdine dans l’autoradio.
Prochaine sortie, trois kilomètres : nous la vîmes ensemble, la ligne de fuite.
Au-delà des châtaigniers, trois collines pelées faisaient le dos rond. Marquant la fin de longs détours par les routes blanches de la carte Michelin, nous bifurquâmes vers un bois perdu du Finistère Nord, le bas de caisse cognant contre les branches mortes. Nous stoppâmes notre course au milieu des bruyères : le sentier s’arrêtait là, submergé sous l’assaut des fougères.
Alice coupa le contact. Plus loin des oiseaux chantaient, inconscients. On a sorti les duvets du coffre et, sans un mot, laissé la Poubelle contre un talus avant de nous enfoncer sous les bois en quête d’un endroit pour s’en débarrasser. L’idéal eût été de dénicher un marais qui l’avalerait d’une seule goulée mais nous n’avions rien vu de semblable sur la carte. Chacun partit de son côté, en éclaireur.
Ça sentait la terre fraîche sous la voûte des arbres. Loin de la route, les animaux avaient repris leurs activités : j’aperçus la queue rousse d’un écureuil quand la voix d’Alice perça depuis la futaie voisine.
— Fred ! Par ici !
Je la retrouvai bientôt en équilibre sur les rails d’une ancienne voie ferroviaire parsemée d’herbes folles ; devant elle, un taillis de ronces couvrait le toit effondré d’un ancien poste d’aiguillage.
— Qu’est-ce que tu en dis ?
— C’est exotique, le poste d’aiguillage.