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— Ramène la bagnole, je vais te guider.

Je rebroussai chemin. La cime des arbres tanguait mollement dans le ciel, tout semblait tranquille : la Poubelle attendait dans le sentier, masse laborieuse penchée sur son destin de talus. Je pris le volant et, au prix de suantes manœuvres entre les troncs centenaires et les buissons, réussis à me garer contre le mur du bâtiment en ruine. Puis je fourrai les quelques affaires qui pourraient nous servir dans le sac plastique qui traînait sur le tapis de sol, jetai un dernier regard sur le cerf-volant posé sur la banquette arrière et m’extirpai de l’habitacle. Là, ce fut encore toute une affaire pour se sortir des ronces.

Près du poste d’aiguillage, Alice avait déjà amassé des lots de branches mortes pour le camouflage. Je l’aidai à en recouvrir la Poubelle avant de marquer une pause : il nous restait en tout et pour tout le sac à dos d’Alice, les duvets du mariage et quelques babioles dans un sac plastique.

— Combien tu as ? demanda-t-elle.

Fouillant dans mes poches, je trouvai une pièce qui rêvassait entre un bout de crayon à papier et des grains de sable.

— Un euro.

— Tout juste le prix d’un coup de fil.

Je pensai aux films américains mais je n’avais plus d’avocat depuis l’affaire de la petite.

— Et toi ? relançai-je.

— À peine cent euros.

— On va pas aller loin avec ça.

— Non : surtout que si les flics nous ont retrouvés, ce n’est pas seulement à cause de la Poubelle, mais aussi de ma carte bancaire… Ils nous suivent à la trace.

— Comment on va faire sans argent ?

— On n’a pas le choix, dit-elle en relevant son pantalon sur ses hanches : il faut en trouver.

Au-delà du poste d’aiguillage, le sentier filait entre les fougères — elle était toujours là, notre ligne de fuite… Nous eûmes un dernier regard pour la 504, grossièrement camouflée derrière le taillis de ronces et les branchages. Comme l’impression d’abandonner son chien…

— On la traitait de poubelle mais au fond, on l’aimait bien cette conne, dis-je en guise d’épitaphe.

8

Ta gueule

Martial ne savait pas grand-chose de Luis, sinon qu’il avait fait un long séjour en prison, ce qui expliquait son français impeccable et son humeur soupe au lait.

Avec un député assassiné à deux pas de l’immeuble où ils espéraient coincer Alice, les rapports entre les deux hommes s’étaient tendus. Et si Alice était liée au meurtre ? Si par malheur l’arme du crime s’avérait être son propre revolver ? Dans l’urgence, ils étaient tombés d’accord sur une chose : vérifier la présence d’Alice chez Le Cairan. Les flics qui infestaient l’immeuble finissant par déguerpir, ils prirent une chambre à l’hôtel Ibis le plus proche et décidèrent d’opérer durant la nuit. Dans l’attente, l’ambiance, déjà lourde, devint franchement pesante. Sans compter qu’avec le festival de théâtre de rue, ils n’avaient trouvé qu’une chambre avec un lit double — au regard ombrageux du Basque, Martial, qui avait déjà payé la chambre, comprit vite qu’il dormirait par terre.

Ils dînèrent en silence au restaurant de l’hôtel et regardèrent la télé jusqu’aux dernières informations. Un présentateur bronzé et souriant leur annonça la nouvelle : l’arme qui avait tué le député était un calibre .44.

Comme son Smith & Wesson.

— Hija de puta ! Hija de puta !

Luis n’avait plus que ça à la bouche. Ils quittèrent la chambre vers deux heures du matin.

Martial était un peu anxieux à l’idée de commettre un délit mais Luis, visiblement, en avait vu d’autres : il força la porte, qui n’était même pas fermée à clé, et pénétra le premier dans l’appartement. Là, ils fouillèrent le deux-pièces à la recherche d’une arme qu’ils ne trouvèrent pas. En revanche, Alice était bel et bien là : Martial identifia ses affaires, soigneusement pliées dans son sac de sport. Elle était arrivée à Rennes deux jours plus tôt mais elle n’avait touché à rien. Le type avait lui aussi bourré quelques affaires dans un sac de voyage : il y avait même son passeport, posé sur une chemise d’été.

Pourquoi ne revenaient-ils pas les chercher ? Comptaient-ils partir ? S’enfuir ? Déguerpir une fois leur forfait commis ? Tout ça ne tenait pas debout.

Le visage de Luis avait brusquement changé, comme si la proximité d’Alice lui montait à la tête. Son teint était devenu fiévreux, ses petits yeux méchants et ses longs doigts se recroquevillaient comme les pattes d’une araignée qu’on vient de tuer…

Ils trouvèrent bientôt une impressionnante pile de lettres manuscrites dans un tiroir du bureau : Martial reconnut l’écriture d’Alice. Si les premières dataient d’environ deux ans, les dernières avaient été envoyées dans le mois.

L’une d’elles, écrite sur papier kraft, disait :

Fred,

Tu me dis que tu es libre fin juin, à partir du mariage de ton vieux copain Joe-la-rillette. Quel drôle de nom. Ça ne me donne pas tellement envie de t’y accompagner, enfin, je veux bien te suivre mais à condition d’y aller en K-Way. J’en ai deux, des orange. C’est moins salissant et ça te donnera un petit côté Techno qui ne te fera pas de mal. Je te laisse t’occuper des duvets, au cas où, trop soûls, on dormirait dans la voiture. Mais c’est vraiment parce que c’est toi : dis-toi bien que si j’aimais les mariages, je me serais déjà mariée au moins cinq fois. J’aurais commencé par le premier qui m’aurait dit je t’aime, pour voir qu’il mentait, j’aurais continué avec celui qui m’aurait fait rêver, pour voir que les passions ne supportent pas la réalité, puis avec le type qui au départ me résistait, pour être sûre que l’obstination n’a rien à voir avec l’abnégation, j’aurais poursuivi mon exposé avec celui qui m’aurait renvoyé une image positive de moi-même, pour comprendre que l’égocentrisme nous renvoie à l’infinie solitude des contraires, et j’aurais fini avec celui qu’au fond j’aimais depuis toujours, sans réussir à trancher entre lui et un autre.

Tu vois tout ce que je peux faire pour toi. Privilégié, va !

Par contre, je ne sais pas encore à quelle heure j’arriverai à Rennes. Ce sera par le train, le train de nuit probablement — ferroviaires ou pas, les liaisons Nord-Sud sont bien difficiles en ce bas monde. À samedi, si tout se passe bien.

PS1 : Que penses-tu du Finistère ?

PS2 : Tu n’en as parlé à personne, hein ?

*

Martial n’avait jamais connu leur père, un terre-neuvier qui était resté au large. Quant à sa mère, il gardait d’elle le parfum d’une vague tendresse perdue dans les abysses des maladies incurables. À sa mort, Martial avait vécu deux ans en pension, à Lesneven, avant qu’une tante basque n’ait la bonté de l’adopter. Alice avait dû attendre quatre ans de plus. Plus attachée que lui à sa région d’origine, elle passait ses étés en Bretagne, quand on pouvait se baigner. Le Finistère. C’était une bonne piste. Alice en parlait dans sa dernière lettre et elle y avait longtemps traîné ses guêtres. Elle pouvait avoir gardé des contacts…

Si cela n’expliquait pas pourquoi elle avait participé à l’assassinat d’un député et quitté Rennes en abandonnant ses bagages, le type était certainement avec elle. Avaient-ils pris sa voiture ? La carte grise parlait d’une 504 bleu métallisé. Ils avaient peut-être une planque dans les environs de Lesneven. Cette petite garce savait y faire pour manipuler les gens…