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Ils errèrent ainsi sur les routes du Finistère Nord. Avec le temps, Luis passa du silence inquiétant au silence menaçant. Refusant de manière catégorique tout relais, l’œil acéré derrière ses Ray Ban, il mastiquait son cure-dent, les mains rivées sur le cuir du volant.

— Hija de puta !

Ouais, bon, ça va. Martial commençait à lui en vouloir sérieusement, à Alice, elle le mettait même dans un fameux pétrin : il était sympathisant, lui, pas bandit de grand chemin : s’il continuait à insulter la famille, il le finirait tout seul le voyage ! Après tout, c’est lui qui était tombé dans le panneau d’Alice ! Il lui avait même dit de s’en méfier, alors ?

Le mystère restait entier. L’assassinat n’avait pas été revendiqué et ne le serait jamais : Luis avait pris le risque de téléphoner à ses supérieurs selon le code en vigueur mais personne n’était au courant. S’agissait-il d’un groupuscule pirate ? De dissidents ? Possible. En tout cas, tout le monde était à cran.

Eux roulaient.

Le vendredi, alors qu’ils ne faisaient plus chambre commune depuis longtemps, les deux hommes stoppèrent dans une station-service du Conquet. Surprise : le pompiste avait bien vu un jeune couple dans une 504 bleu métallisé. Ils étaient venus faire le plein la veille, il l’avait déjà dit à leur collègue…

Double surprise. Visiblement, le type les prenait pour des inspecteurs en civil.

Luis n’avait pas besoin de ça pour faire la gueule : avec la flicaille sur le coup, l’affaire allait se compliquer. Martial émit l’idée de rentrer au Pays basque mais se ravisa vite.

Il ne décida pas de suivre, il suivit.

Le lendemain, sur le tronçon assez large d’une départementale, alors qu’ils sortaient d’une interminable visite le long de la côte, la BMW croisa une 504 bleu métallisé. Deux occupants. Luis fit demi-tour et les rattrapa à la sortie d’un village. Il y avait peut-être encore une chance que cette histoire se finisse sans trop de heurts. Comme on ne distinguait pas grand-chose avec les appuie-têtes, le Basque décida de se porter à leur hauteur. S’il ne reconnut pas le type au volant, la fille qui l’accompagnait était bien Alice. Hija de puta ! Elle lui payerait ça, la sale petite garce !

— Luis !

Collé à son siège, Martial avait crié. Face à eux, un camion arrivait en klaxonnant. Luis oublia Alice et écrasa l’accélérateur : la BM fit un bond et se faufila in extremis entre la 504 et la mort.

Martial respira bruyamment. Le camion était passé, la Peugeot roulait maintenant derrière eux mais l’autre continuait d’accélérer. Il fonçait même.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Martial.

Sa tête des mauvais jours enfoncée dans les épaules, le Basque ne répondit pas : il amorça une courbe qui donnait sur une longue ligne droite, fila tout au bout et freina alors brusquement, en bordure de champ. Là, il fit mouliner son volant, gara la BM sur le bas-côté, face à la ligne droite, et attendit.

— Oh ! insista Martial. Qu’est-ce que tu comptes faire ?

Luis se taisait toujours, la main sur le levier de vitesse. En revanche, il avait lâché son cure-dent. Mauvais signe.

La 504 apparut au loin. Seule. Luis n’attendit pas d’en être certain pour démarrer. Martial se raidit aussitôt. Ils roulaient au milieu de la route et le Basque continuait d’accélérer, imperturbable derrière ses grosses Ray Ban. Quatre-vingts, quatre-vingt-dix : il passa la quatrième et plaqua ses mains sur le volant. Martial voulut protester mais se ravisa : le visage de Luis était aussi impassible qu’inexpressif. Le vide. Il fonçait sur eux sans penser à rien. Effrayant.

La 504 se rapprochait à toute vitesse, envoyant de pathétiques appels de phares, puis tenta une esquive désespérée sur la gauche. Le choc fut bref. Martial resta tétanisé sur son siège mais la BM, à peine ébranlée, filait toujours sur la départementale. Incroyable : ils s’étaient à peine effleurés.

Dans leur dos la Peugeot avait manqué de verser dans le fossé mais elle aussi poursuivait sa route, vaille que vaille. Alors il explosa :

— ÇA VA PAS, NON !

Malgré la crainte qu’il lui inspirait, Alice était sa sœur et il n’allait pas devenir le complice de son meurtre : il ne s’était pas préparé à ça.

— Putain, t’es malade ou quoi ? T’as failli nous tuer !

Il agrippa le bras de Luis, qui freinait, trop tard : la BM fit une embardée, mordit sur le bas-côté et plongea une roue dans le fossé. La berline s’inclina tout à coup, cogna contre le talus et, dans un bruit de tôle froissée, s’immobilisa dans les ronces d’un mûrier. Le Basque trépigna sur sa pédale, en vain : les roues patinaient.

Son sang alors ne fit qu’un tour : il arracha les quatre-vingts kilos de graisse de Martial hors de l’habitacle, le traîna sur la portion d’asphalte avec une force insoupçonnée, prit son élan et l’envoya dans les ronces. Tête la première. Après quoi, il expulsa ce qu’il avait sur le cœur :

— Ta gueule !

9

Tel le Blaireau

Trouver de l’argent quand on est fauché, je connaissais le problème : entre les petits jobs payés à coups de pied au cul et le financement de ma revue, on peut même dire que j’avais fait ça toute ma vie. J’eus donc une idée, ou plutôt une pensée, pour une vieille copine, Nathalie, que je n’avais pas vue depuis des années. Une fille rigolote à l’époque, certifiai-je à Alice alors que nous marchions dans les sous-bois.

On s’était rencontrés chez les curés de Dinan, au lycée, lorsque ma scolarité avait commencé à battre de l’aile. Nathalie était plutôt bonne élève pour une boîte à bac et une BCBG assez curieuse pour se laisser peloter sous les pupitres. Fatalement, nous consommâmes une nuit ce que nous avions goûté de jour : surpris dans les toilettes de l’internat, on s’était fait virer ensemble. L’épisode avait marqué la fin de ma scolarité mais pas de notre amitié — par bonheur, nous ne nous aimions pas.

On s’était croisés la dernière fois lors de son mariage mais je recevais des faire-part de naissance à intervalles réguliers. D’après mes souvenirs, Nathalie habitait un bled près de Châteaulin, dans la presqu’île de Crozon : venir la taxer à l’improviste était assez gonflé mais après tout nous avions désespérément besoin d’argent, c’est elle qui m’avait proposé le coup des toilettes de l’internat et son mari était notaire.

La logique de prendre l’argent où il était me dispensait de scrupules et il fallait bien partager un peu les richesses. Restait à trouver un téléphone…

Quittant la forêt, nous marchâmes le long d’une départementale visiblement peu fréquentée. Nous ne parlions pas beaucoup. Cela dura un certain temps. Parfois, le bruit d’une voiture nous chassait vers les genêts. Deux, trois, quatre. Au cinquième kilomètre, nous tombâmes sur une cabine téléphonique, seule au milieu d’un croisement. Par chance la machine acceptait encore les pièces et je me souvenais du nom du notaire : Pinson. Maître Pinson. J’appelai les renseignements et finis par obtenir le bon numéro. Répugnant à quémander, je fus bref. Nathalie aussi : sa réponse était oui.

Rendez-vous demain, chez elle, à la sortie de Trégarvan. En fin de matinée, avait-elle précisé, le temps d’expédier enfants et mari, et de passer à la banque.

Bien que surprise par ce coup de fil impromptu après toutes ces années de silence, ma vieille copine n’avait pas posé de questions. Au contraire, elle avait même paru contente de pouvoir me rendre service.