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— Trégarvan, tempéra Alice. C’est au moins à quarante kilomètres. À moins de marcher toute la nuit, on n’y sera jamais demain matin…

Le soleil déclinait dans l’azur incertain.

— Eh bien marchons toute la nuit.

*

Blanche, épaisse, poisseuse, une nappe de brume semblait flotter à la surface de la terre. Seules les branches des pommiers émergeaient des champs voisins, tours de contrôle des oiseaux de nuit venant à croiser par ici. Avec un peu de rhum et d’imagination, on pouvait s’attendre à voir un vaisseau fantôme surgir du brouillard. Mais hormis de rares voitures que nous préférions éviter, la départementale était déserte. Nous marchions depuis des heures, hagards, escortés par une lune pleine de cratères.

— J’en ai marre de marcher, dit Alice.

— Te plains pas, moi en plus j’ai mal aux pieds.

Les semelles de mes tennis bayaient aux corneilles.

— On est encore loin ?

— J’en sais rien, je vois rien : passe-moi un coup à boire.

Nous avions dépensé la moitié de nos économies à l’épicerie de Daoulas, réputé pour son festival celtique, son abbaye et ses fraises. Marcher en buvant avait un petit côté « Kerouac agricole » et ça valait toujours mieux que de siffler en travaillant. Quant à la dépression annoncée dans la nuit, elle avait pris de l’avance sur la météo : la température avait chuté en même temps que le soleil et l’air s’était rempli d’humidité. De gros nuages anthracite s’amoncelaient sous la lune. Plus loin, l’orage passait ses troupes d’éclairs en revue.

— Ça va bientôt être notre fête, prédit Alice.

Soufflant sur les blés, le vent balaya bientôt la nappe de brume, qui s’éparpilla telle une volute atomique. Les premières gouttes tombèrent sur l’asphalte, répandant çà et là une odeur de chien mouillé.

— On ferait mieux de trouver un abri, dis-je.

De fait, après quelques coups de semonce, l’orage nous tomba dessus ; des gouttes grosses comme des tonneaux qui dégringolaient en rangs serrés sur la campagne. Malgré les K-Way, nous fûmes trempés au bout de cent mètres. Floc, floc, floc. Nous marchions face au vent en plissant les yeux quand une forme se découpa dans le noir. À quelques mètres de la route, sur la droite, entre une meule de foin et des fils barbelés, une maison en ruine s’adonnait aux fougères. Les pierres formaient un éboulis mais, soutenu par la charpente, le toit avait l’air de tenir encore debout.

— Si ça se trouve ça sent la pisse, dit Alice, méfiante.

Je lui rendis la bouteille de rhum :

— Bouge pas, je vais voir.

Ça sentait la terre humide et l’herbe qui se néglige dans la ruine, pas l’urine des autres.

— Arrive ! lui lançai-je alors qu’elle poireautait sous le déluge.

La poutre de la maison était vermoulue, les pierres bancales et la porte, sortie de ses gonds, pendait mollement. Quant au toit, il avait été comme fusillé. Alice lâcha son sac sur le sol en terre battue :

— C’est pire que la taule, ici…

Très drôle.

Nous dénichâmes un endroit à peu près sec pour les couchages. La pluie tombait dru et ruisselait sur les murs. On l’a écouté un moment, les K-Way sous la nuque, grelottant de concert dans les duvets moites.

— J’ai faim, dit Alice.

— Pas moi.

Une dernière lampée de rhum nous fit chaud au cœur, mais ça ne dura pas. Alors, serrés l’un contre l’autre pour mieux vaincre la solitude et le froid, on a fini par s’endormir — moi vers des rêves sans fond, elle la main plantée dans la bouche, pour ne pas crier.

*

Il y en avait partout : des grappes de gens accrochés aux balcons des immeubles, aux fenêtres des buildings, des maisons, certains, suspendus dans le vide, tombaient en hurlant dans la masse, les grouillants, ceux qui à terre piétinaient les morts, les cadavres qu’à force on finissait par ensevelir sous les millions de pas frénétiques. Du monde, partout. Une ville écrasée de gens. Dans les halls, les cages d’escalier bondées, les paliers, les appartements, où l’on bourrait les morts dans une pièce (quand ils ne gagnaient pas du terrain sur les vivants), dans les maisons surpeuplées, les jardins, où le niveau de gens atteignait les premières branches des tilleuls, les places publiques, charnier de tous les passages, les rues, cohues indescriptibles de frénésie et de télescopages incessants, de coups et de meurtrissures, des gens sur les monuments publics, croulants sous le nombre, horde ameutée sous les arbres, lieu de farouches bagarres, les terrasses et surtout les toits des bâtiments. On s’y pressait, on m’y pressait, tout le monde se pressait : depuis les rues, la masse s’agglutinait vers les étages. Son but, le but de tous : se précipiter au sommet du building et finir écrasé sous le nombre des autres. Mais comme au dernier moment personne ne voulait franchir le pas fatidique, on se battait partout, parfois à mort, pour que chacun puisse au moins une fois décider de son sort.

Dans ce chaos, j’étais assis sur une chaise, deux personnes sur les genoux, les autres collés à moi, la joue pressée contre la veste d’un gros homme qui, à lui seul, bloquait le passage de la fenêtre où les gens cherchaient désespérément à se jeter. J’étais pris dans le flot des suicidés, de toute façon ma chaise ne touchait pas terre, il y avait au moins cinq types dessous dont l’un avait le visage déformé par l’armature en fer de mon perchoir, il m’implorait mais je ne pouvais pas l’aider : inexorablement le courant humain m’emportait vers la fenêtre où les cris des déments parvenaient jusqu’à moi, asphyxiant sous le poids et la puanteur de mes congénères…

Je me réveillai en sursaut, au petit matin. J’aperçus le jour par la porte défoncée mais pas d’Alice.

À la place, il y avait ça, écrit sur un bout de papier à carreaux :

Veux-tu dire, ou dire autre chose ?

[] non

[] oui

[] ça

[] TRM

Elle était dehors, qui m’attendait dans la rosée.

*

Il était onze heures quand je poussai la barrière blanche de la propriété. Caché par une haie de cyprès, le préau abritait deux voitures, une Twingo rouge et un de ces énormes trucs pour mourir en toute sécurité. J’avançai vers les dalles du perron et sonnai, bien décidé à faire bonne figure devant ma vieille copine malgré le cauchemar de la nuit passée.

Nous avons parcouru la douzaine de kilomètres qui nous séparaient de Trégarvan et du lieu-dit de « La Bouzardière » où habitait Nathalie. Alice se chargeait de trouver un moyen de locomotion pendant que j’allais récupérer l’argent. Dans l’urgence, je n’éprouvais ni gêne ni appréhension.

Le sourire attaché à ses longs yeux gris (c’est du moins l’effet qu’elle me fit), une femme avec qui j’avais déjà fait l’amour m’accueillis sur son perron.

— Sympa ton look ! ricana-t-elle.

Elle parlait de mon K-Way orange et mes tennis éventrées. Comme j’avais aussi la mine chiffonnée après la nuit passée dans la ruine et à peine un café dans le ventre, Nathalie m’a pris par le bras et entraîné vers le salon.

— Ça fait longtemps, hein ?

— Depuis ton mariage.

— Six ans : la vache ! Alors, quoi de neuf ?

— Bah ! ça va, ça vient, ça repart…