Выбрать главу

Évidemment…

— Vous vous connaissez bien ?

— Du bon voisinage.

Gwénaëlle haussa les épaules et ajouta :

— On a couché ensemble quand on était petits…

— Maintenant que vous êtes grande, vous n’auriez pas couché avec, je ne sais pas, le député Rogemoux ?

Il écrasa son mégot dans la coupelle à sushi.

— Vous êtes toujours aussi goujat ?

— Contentez-vous de répondre à ma question.

— Non : vraiment pas mon genre.

— C’est quoi votre genre ? Le Cairan ?

— Lui ou un autre. Bon, c’est fini votre cirque ?

— Ouais. Vous savez où on peut le joindre ?

— Fred ? Écoutez, je n’en sais rien, s’impatienta-t-elle. Qu’est-ce que vous lui voulez au juste ?

— Je fais mon métier Mademoiselle : je cherche les témoins d’un meurtre, répondit-il sèchement.

Gwénaëlle tira ses longs cheveux bruns en arrière, toujours sur la défensive. Mc Cash reprit l’interrogatoire :

— Vous saviez que Fred faisait de la politique ?

— Pourquoi, il n’en fait plus ?

— Alors ?

— J’achète sa revue sur le marché…

— Il y est beaucoup question de politique…

— Vous connaissez des questions qui ne sont pas politiques ?

— Peut-être, mais il connaît des gens dans les milieux extrémistes.

— Et alors ? rétorqua-t-elle. Je vous connais bien, vous.

— Lorsque vous discutiez du meurtre avec vos voisins, enchaîna-t-il sans sourciller, vous n’avez relevé aucun détail qui vous aurait surprise ?

— Par exemple ?

— Les gens sont rarement naturels devant un policier. Un voisin aurait pu vous raconter une anecdote…

Son air était presque doux tout à coup. Gwénaëlle le trouva particulier.

— Non, pas de détail particulier…

Cinq minutes plus tard, le policier passait la porte de l’appartement. Il avait chaud. De plus en plus chaud.

— Au revoir, conclut Gwénaëlle.

— C’est ça, au revoir.

Mais à cet instant, Mc Cash avait l’impression de ne rien comprendre aux femmes : rien. Il descendit l’escalier et, d’un geste rageur, écrabouilla la larme idiote qui coulait de sa prothèse.

11

Comme un manche

Dans les villages de bord de mer, les vacances approchaient : on avait sorti les ballons, les cartes postales, les sandales de plastique translucide, les marchands, les glaces, les maillots, mais aussi les livres de l’été, les stars de l’été, les tenues de l’été, les films de l’été, les tubes de l’été, l’été indien, etc. Heureusement, Alice connaissait un endroit tranquille où nous pourrions passer la nuit : l’île aux Vierges, un petit paradis, paraît-il…

Nous longeâmes le port de Morgat à l’heure de l’apéro, détournâmes les yeux des terrasses qui nous aguichaient et gravîmes une colline. Le Manufrance de Nathalie ne tolérant plus qu’une vitesse, je courbai l’échine dans la côte qui menait à la mer. Alice passa en danseuse.

On ne savait pas quoi faire, ce qu’on allait devenir, mais nous avions un peu d’argent en poche, un moyen de locomotion et peut-être encore quelques jours devant nous. Dans l’adversité, je ne me plaignais pas. La culpabilité m’écrasait la coquille et de toute façon, nous n’irions pas loin…

Cap de la Chèvre, les proportions des maisons laissaient supposer que le Breton descendait du hobbit. Sur le petit braquet, Alice scrutait le paysage, succession d’ajoncs bigarrant les vallons. D’après ses souvenirs, l’île aux Vierges se situait de l’autre côté de la colline, sur la gauche, après l’épicerie abandonnée qui marquait le carrefour.

Les gens se firent plus rares à mesure que nous dévalions la lande. Le crépuscule pointait derrière les genêts.

— Je crois que c’est là qu’il fallait tourner à gauche, lança Alice afin que je songe à faire demi-tour.

Je virai à tribord, toute :

— Dis donc, faut trouver ! fis-je, manquant de peu le fossé.

Nous bifurquâmes au niveau du bâtiment désaffecté et roulâmes à l’ombre des arbres. Enfin, le chemin apparut. Le vélo trépignant sur les cailloux, Alice m’entraîna sur la piste d’une allée forestière, aventure hasardeuse à la suite de laquelle nous tombâmes nez à nez avec une barrière. Aucune présence humaine dans les environs : juste une maison cachée dans les bois et une odeur de mousse en suspension.

— On peut laisser les biclounes ici, dit-elle.

— Ah ? Tu disais bicloune ?

— Oui. Ou biclard. Bécane. Voire meule…

— Chez nous, une meule, c’était une mobylette.

— Oui, je disais ça aussi. Ou bouzine. Allez viens.

Nous abandonnâmes les vélos dans un fossé et, les bras encombrés de sacs, nous frayâmes un chemin parmi les ronces tachetées de petites fleurs bleu outremer. À l’ombre des pins, la bruyère embaumait les dessous de l’été. Alice stoppa bientôt au sommet d’un petit précipice : plus bas, un rocher blanc baignait dans l’eau turquoise, une poignée d’arbustes accrochés à ses flancs comme autant de mendiants apeurés.

— Tu vois des gens ? dit-elle en relevant ses lunettes.

Je me penchai vers la plage de galets gris :

— Non. À part la marée, on n’aura rien à craindre.

Alice serra les duvets dans ses bras et fit déraper ses Springcourt sur le chemin d’épineux :

— Suis-moi au lieu de dire des bêtises.

Un coucou salua notre arrivée sur la plage : lui aussi avait trouvé un endroit où dormir. Je posai les duvets et les sacs de victuailles sur les galets. Au menu du soir, salade industrielle, pain industriel et fromage de bique industriel. Les kilomètres à vélo nous avaient creusé l’appétit.

— Tu as faim ? lançai-je à la fille qui fouillait dans son sac à dos.

Un maillot gris en jaillit.

— Attends un peu que je me baigne, tu vas voir !

Nageuse acharnée, Alice se déshabilla. Persée affrontant Méduse, je détournai les yeux, frissonnant à l’idée de couler dans de l’eau froide…

— Regarde comme c’est beau ! s’exclama-t-elle, à moitié nue devant l’océan. Tu ne veux pas venir ?

Son corps était fin, robuste — Persée aussi avait triché.

— Tu sais ce que je pense de l’eau : une bonne mer est une mer morte.

Alice me regarda en plissant les yeux comme quoi j’étais un petit malin, puis s’éloigna et, sans prévenir, plongea pour une longue apnée en solitaire.

Son paradis lui allait bien.

Assis sur un gros galet plat, je bus un peu de rhum en admirant le panorama. Au milieu Alice, petite tache au bord de l’océan, instigatrice d’un petit jeu de massacre inventé pour mon anniversaire… Dans quel but ? Savait-elle qu’en m’offrant un revolver chargé j’allais commettre une telle catastrophe ? En fait de tuer mes démons, elle les avait réveillés. Quelque chose dans l’air du temps me disait que les événements allaient se précipiter et que je n’avais pas intérêt à rester à la traîne de ma propre histoire. Car Alice avait délibérément saboté notre amitié. Depuis le temps qu’on correspondait et qu’elle collaborait comme illustratrice pour la revue, je croyais la connaître, mais je me trompais : ce n’est pas parce qu’on entend le cri des mouettes qu’on est à la mer. Qu’est-ce qu’elle voulait au juste : une cellule voisine ? Une place dans le même cercueil ?

La lumière commençait à baisser. Alice sortit de l’écume sur la pointe des pieds. Belle plante.

— Elle est fraîche, mais une fois dedans…