Выбрать главу

Elle attrapa la serviette au vol.

— C’est comme une tombe, quoi.

Elle ne releva pas. J’allumai une cigarette tandis qu’elle se séchait en miaulant. Une idée venait de germer dans ma tête ; je me tournai vers l’espèce de grotte qui se glissait sous le rocher :

— Tu crois qu’elle protège bien du vent ?

Alice suivit mon regard.

— La grotte ? Pourquoi tu demandes ça ?

*

C’était un matin d’été, chez moi. J’habitais une chambre sous les toits, dans le centre-ville. Il faisait chaud, les fenêtres étaient ouvertes. Probablement issue d’une des couvées nichées sous les toits, j’avais trouvé une jeune hirondelle tombée par mégarde dans la cuvette des toilettes. Surpris, je m’étais d’abord penché sur son sort. Les plumes happées par le poids de l’eau où elle se débattait en vain, la pauvre bête, épuisée, était en train de se noyer. Je me sentis décontenancé, comme si ce spectacle avait quelque chose de repoussant. Et toujours ces doux yeux bleu pétrole qui m’observaient, à la fois affolés et implorants… D’instinct, j’avais fermé le volet des toilettes et tiré la chasse.

Je ne savais pas pourquoi j’avais fait ça. Je ne savais toujours pas pourquoi. Quand plus tard j’accourus, c’était pour constater que la cuvette était vide. Affreusement vide.

Oh ! je n’étais pas un enfant, j’avais déjà vingt ans, et ce n’était pas l’insecte sans doute trop petit pour être vrai qu’on écrase avec la sourde haine envers ces bestioles qui si elles s’unissaient pourraient bien nous mettre la pâtée, mais un être familier, en difficulté, que je remerciai d’exister en tirant la chasse, comme s’il s’agissait d’une chose insupportable à regarder, comme de la merde, de la merde au fond d’un chiotte. Je pensais à ce que j’avais lu sur les camps de la mort, aux scènes insoutenables où les gens se chiaient dessus, en tas, nus écorchés grelottants, tous ces morts qui se chiaient dessus, des tas et des tas de morts qui bougeaient encore, dans leur merde, sans âme, sans haine, sans sexe, sans rien, tous ces cadavres qui s’amoncelaient au fond des trous à merde, et à moi qui avais tiré la chasse…

Pauvre bête.

Pauvre type.

J’écrivis à la petite hirondelle, noir sur blanc, une sorte de testament, pour elle. La peur nous prend parfois par surprise : cela ne se reproduirait plus. Jamais…

— Tu as fini ? lança une voix dans mon dos.

Penché sur ma feuille de papier à cigarette, un oiseau mort pendu à mes remords, je ne l’avais pas entendue venir. Ce démon de fille marchait dans le bruit des vagues…

Malgré la lumière tombante et la brise qui soufflait à l’entrée de la grotte, Alice réussit à glisser le message dans la balle sans rien renverser de la poudre. Un travail de professionnelle. Je logeai le projectile dans le barillet. Toucher l’arme ne me dérangeait plus, comme si le choc postopératoire était passé : restait à déterminer la maladie…

L’écume ramassait les coquillages sur la plage. Personne en vue : je stoppai ma marche devant les flots, dénichai un coin de ciel bleu dans l’horizon finissant et visai. Un bref frisson me parcourus lorsque je songeai au premier meurtre que j’avais commis, à ces yeux de velours, ma barbarie… Berceau de la Terre, le va-et-vient de la mer me rassura un peu sur mes liens avec la nature. Soudain, l’univers se contracta sous la pression de mon doigt : elle allait loin, l’hirondelle de mes vingt ans…

*

— Qu’est-ce qu’ils racontent au juste ?

Je refermai le journal.

— C’est bizarre, répondis-je dans une moue : ils parlent d’un tas de trucs, d’attributions de marchés publics illicites, de possible règlement de comptes avec des groupuscules régionalistes lors de la construction de je ne sais quoi, des autonomistes basques, mais pas du carnet. Regarde si tu veux…

Mais Alice me croyait sur parole. Bizarre en effet… Comment n’avaient-ils pas fait le lien ? Elle aussi prenait globalement la police pour un ramassis d’arriérés mais il y avait des limites, et elles n’étaient pas toutes à dépasser.

— On ferait mieux de se méfier, dis-je.

Elle se réfugia dans sa tasse de thé.

Nous avions quitté l’île aux Vierges vers dix heures, à l’arrivée des premiers estivants, et rejoint le port de Morgat pour le petit déjeuner. Au fond du bistrot, près du flipper, deux jeunes à la moustache naissante lâchaient des jurons, penchés sur un baby-foot. Une bonne moitié des joueurs avaient déjà perdu la face mais ils continuaient de les insulter : les gars étaient tendus car c’était alors une question d’honneur.

— Bon, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demandai-je. On ne va pas aller loin à vélo.

Alice oublia les joueurs de baby-foot.

— J’ai pensé à un endroit, dit-elle. Un endroit où ils ne nous chercheront pas…

— Ah oui ? Et c’est où ? En Patagonie ?

— Trop compliqué. Non : je pensais à une île. Pour se cacher.

— Une île ? Quelle île ?

— Je sais pas moi : n’importe laquelle…

On s’est regardés en chiens de faïence.

Un cri réjoui éclata, suivi d’un bougonnement rauque. On s’est tournés ensemble vers les deux types, dont les pognes rompues à l’exercice tremblaient encore après l’épreuve du baby-foot. Le plus petit venait de gagner.

— Une île, hein ?

Il y a une passion commune aux gens qui n’en ont pas : celle de se plaindre. Ou alors on parle du temps qu’il fait. Après une lente dérive le long des départementales, c’est donc au crépuscule et en silence que nous atteignîmes Concarneau.

Alice roulait devant, avec la lumière, son sac à dos et les duvets bourrés dans la sacoche. Je suivais avec le reste des affaires. Le phare avant fonctionnait par intermittence (roue avant voilée) mais le bruit de la dynamo me rappelait les soirs où je faisais le mur chez les Viocs.

Jugeant les hôtels peu sûrs, nous avions prévu de dormir sur une des plages du littoral avant de filer le lendemain pour Lorient. De là, nous prendrions le ferry pour Groix. Une île. Le choix pouvait paraître absurde, il l’était. Nous avions d’abord pensé à Ouessant mais la proximité de notre dernière planque et la présence de la Poubelle dans les environs nous contraignaient à pousser plus au sud. Nous ne trouvâmes aucun barrage de police sur la route, juste des fleurs dans les champs, deux ou trois hérissons écrasés, des familles en VTT, un lot de vaches paressant sous les pommiers et quelques autochtones en voiture électrique.

Nous arrivions enfin sur la côte sud du Finistère, le ventre creux après le sandwich au saucisson avalé en chemin.

— On s’arrête boire un coup ? proposai-je.

Alice ne se fit pas prier. Citadins pourtant rompus au vélo, nous avions fait plus de soixante-dix kilomètres dans la journée. Nous descendîmes en roue libre la petite côte qui menait au port et garâmes les vélos devant le premier troquet du coin.

— Hou ! J’en ai plein les fesses, fit-elle en s’étirant.

— Moi aussi. Tu veux quoi ?

— Un diabolo menthe.

— C’est dégueulasse ça, non ?

— OK : alors deux calvas.

Jouissant d’une vue imprenable sur le port et les remparts illuminés de la citadelle, une poignée de touristes en marinière faisaient traîner l’apéro à la terrasse du café. Des Parisiens sans doute. Alice les salua avant de se vautrer sur une chaise libre.

Plein les fesses.

Ça lui rappelait au passage qu’elle n’avait pas fait l’amour depuis un moment — c’est-à-dire trop longtemps : dans son calendrier, Alice pensait que si les mecs étaient moins cons, elle ferait l’amour à peu près tous les jours, voire deux fois par jour, les jours de grand vent. Avec des personnes différentes bien entendu, puisque notre société poussait à la consommation, mais en privilégiant le plus doué, le plus amusant. Quitte à se le taper toute sa vie.