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— Qu’est-ce que tu as fait à tes cheveux ?

— Bah ! j’ai fait comme toi, répondit-elle : je les ai coupés.

Je reculai pour l’embrasser en entier. Ça me faisait drôle de la voir avec les cheveux courts — en plus ils étaient rouges après son passage chez le coiffeur pour dames —, mais au final, c’est vrai que ça lui allait plutôt bien…

— Ça fait un peu garçon manqué, évaluai-je. Sauf la couleur : très réussie.

— C’est vrai, tu aimes bien le rouge ?

— Bien sûr : je suis pas une brute.

Elle passa la main sur son nouveau pull, un bleu :

— À toi aussi ça te va bien les cheveux courts…

J’avait rasé ma tignasse brune sans états d’âme. Ça me durcissait le visage mais on ne voyait plus que mes yeux de fouine et l’air brûlant d’angoisse qui devait flotter dedans.

— L’essentiel c’est que personne ne nous reconnaisse. Tu as vu des caméras de surveillance ?

— Non, mais il doit y en avoir partout. Tu as les tickets ?

— Oui : allons-y.

Nous poussâmes les vélos jusqu’à la passerelle. La navette du matin attendait, carcasse flottante dans l’eau croupie du port. Fuyant le regard aimable du personnel à casquettes, on a grimpé à bord, rangé les vélos et pris place sur la plate-forme arrière. Alice s’accouda à la rambarde et scruta l’eau du port, songeuse. Le pont s’était rempli peu à peu de gens qui, paradoxalement, ne prenaient leur temps qu’en vacances. Enfin, une sirène envoya du gasoil dans les nuages ; sur le quai, des mains s’agitaient.

Le bateau dépassa les grues et les entrepôts qui jouxtaient la base militaire. Le continent s’éloignait au pas de l’écume.

— Tu ne parles pas beaucoup depuis ce matin, fit-elle remarquer.

— Je suis un tueur en cavale, pas une pipelette.

Alice haussa les épaules, s’adossa à un container et entama son nouveau livre, Esthétique de la disparition… Plus terre à terre, je me tournai vers le Ouest-France que consultait mon voisin. Malgré la brise qui chiffonnait la manchette, on pouvait lire, en bas à droite :

« Meurtre du député : les enquêteurs sur la piste des réseaux indépendantistes. »

N’importe quoi.

Est-ce le hasard qui fait bien les choses ou les choses qui parfois se hasardent ? Question à la con puisque le hasard, paraît-il, n’existe pas. En tout cas Alice connaissait des gens sur l’île de Groix, notamment un certain Fifi, dont le métier consistait à amarrer les bateaux venus du continent : aussi est-ce vers lui que nous nous dirigeâmes après l’accostage, poussant nos vélos lourdement chargés.

— Comment il s’appelle déjà, ton copain ?

— Fifi. C’est un ours mais il est sympa, tu verras, prédit-elle.

Fifi portait un jeans et un polo Lacoste vert aussi défraîchi que sa mine. On lui donnait entre quarante-cinq et cinquante ans mais, au teint du bonhomme, je me doutai bien qu’il en avait facilement dix de moins : râblé, la barbe brune et drue, deux yeux coupants, le nez comme un chou rouge et les mains comme des cailloux.

— Salut ! lança Alice à l’homme qui s’affairait sur le quai.

— Tiens tiens… répondit l’ours en l’apercevant. Regardez-moi qui revient dans les parages…

Il aurait dit la même chose du loup. Belle bagarre.

— Ça fait un moment, hein ? sourit-elle en passant le doigt dans un trou du polo.

— Qu’est-ce que tu fous avec les cheveux rouges ?

— Je me balade.

— Je préférais avant, railla-t-il.

— Toujours aussi réac’.

Fifi ricanait quand il vit ma figure dans son dos. Il lâcha sa touline avant de maugréer :

— Ah ! T’es chiante : t’es encore venue avec un mec !

Curieusement, je me sentis flatté de ma position de bon dernier. Juchée sur la pointe des pieds, Alice marcha en se tortillant autour de Fifi — elle faisait la Barbie.

— Fred, je te présente Fifi !

— Ça s’arrange pas toi, hein ? renvoya-t-il avant de me désigner d’un coup de tête. Bon alors, d’où il sort celui-là ?

Elle redescendit de ses orteils :

— Je l’ai trouvé sur le bord de la route. Tu sais comment je suis, toujours à me laisser attendrir.

— Ouais, ben en attendant, le dernier que tu as attendri est toujours au fond du port.

— Ah bon ? Qui ça ?

— Tu te souviens de Paulo ?

— Celui qui jouait aux fléchettes toute la journée ?

— Non, ça c’est Momo. Non, Paulo : celui qui vivait dans une cabane au fond d’un jardin, chez sa mère…

— Ah oui !

— Ben il s’est noyé, une nuit.

— Ah bon ?

— Ouais. On l’a repêché le lendemain dans le port…

Fifi cajolait sa barbe comme s’il s’agissait d’un petit animal familier.

— Encore bourré, j’imagine, fit-elle en guise d’épitaphe.

Son vieux copain ne la contredit pas :

— Bah ! Je crois qu’il en avait marre du caillou…

J’écoutais leurs divagations d’une oreille distraite, plus préoccupé par la camionnette de la gendarmerie garée près du port. Comme l’employé municipal ne semblait toujours pas disposé à me serrer la main, j’observai Port-Tudy. L’île de Groix engloutissait son nouveau lot de vacanciers, foule hétéroclite où se mêlaient shorts, caméscopes, glacières, sacs à dos, VTT, 4 × 4, et même une équipe de télévision, installée sur la cabine du capitaine. Il ne manquait plus qu’on m’arrête en direct…

— Tu sais où on peut planter la tente ? demanda enfin Alice.

— Y a des campings.

— Oui, mais on n’aime pas les gens. Tu connais un endroit tranquille ?

— Dis donc, t’es gonflée ! s’emporta le barbu péremptoire : tu débarques à l’improviste, avec un mec en plus, et il faudrait encore trouver un endroit pour planter ta tente !

— Oui.

— Avec l’autre, là !

Je me tournai vers eux : Alice me regardait comme si j’étais un cheval.

— Oui oui, celui-là…

Tout ce cirque commençait à m’énerver sérieusement. Fifi sortit alors le petit sourire qu’il cachait dans sa barbe :

— Bon, acquiesça-t-il : au pire, y a mon jardin…

De nature plus prompte à la destruction, je laissai à Alice le soin de dresser la tente. Séparé de la maison par un plan de tomates, le jardin était clairsemé d’arbres fruitiers, de cages à poules et autres clapiers. Pas de l’élevage intensif, juste de quoi régaler les copains.

Je balançai les affaires dans le fond de la canadienne :

— Et Fifi, tu le connais depuis longtemps ? demandai-je, toujours méfiant.

Elle passait le doigt par le grillage en souriant aux lapins.

— Je suis venue ici un été.

— Les cerfs-volants ?

— Non, les photos.

— Ne me dis pas que tu as fait des photos de Fifi !

— Oh ! tu sais, quand une nana s’enferme avec un type dans une pièce et lui demande de se mettre à poil avec elle, il oublie vite la photo.

— Tss…

Un jour elle tombera sur un vrai cinglé…

Avec le soir, la plage des Curés s’était comme qui dirait défroquée : Alice était partie se baigner vers le large, nue. On ne distinguait plus que sa tête, petite tache rouge dans la lumière rasante du crépuscule. La plus belle heure de la journée. Les verts crachaient de la chlorophylle, les bleus flirtaient avec la mer, même la roche engloutissait les ombres… J’empoignai le bic noir qui accompagnait le revolver dans la boîte à chaussures et, la feuille à cigarette laissant peu d’espace à la confession, allai à l’essentiel.