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Ce jour, chez les Viocs…

À dix ans, je ne savais rien, ou pas grand-chose : je n’étais qu’un mioche, un rien-du-tout qu’on plantait çà et là, une mauvaise graine comme ils disaient, toujours prêt à mordre la main qu’on ne me tendait de toute façon pas, un loup en gestation, ou son symbole articulé — pour ça, les qualificatifs ne manquaient pas, les gens pour en juger non plus… Chez les Viocs, une gamine venait parfois le dimanche. Sandrine elle s’appelait. Elle n’avait pas douze ans mais à mes yeux de vaurien, elle en paraissait quinze. La pie qui l’accompagnait était une amie de la famille. Pendant que les Viocs alimentaient la conversation dans le salon, on envoyait la gamine monter jouer avec moi. Obéissante, Sandrine faisait ce qu’on lui disait. Le problème, c’est qu’elle ne disait rien. Elle attendait, sous ses cheveux bruns, qu’un rêve passe et l’emmène loin.

J’y pensais aussi, j’aurais bien voulu en parler mais elle ne comprenait rien. Rien du tout… Un après-midi, alors que les autres avaient sorti le rami sur la grande table du salon, je m’étais retrouvé une fois de plus dans la chambre du haut avec cette Sandrine. C’était en été.

— Pourquoi tu parles pas ? je lui disais. T’es sourde ou tu t’en fous ?

Elle ne bougeait pas, assise sur la chaise du bureau, seule avec son grand mystère. J’ai continué :

— Et si je t’embrasse, tu ne diras rien ? Ça te plairait même ? Dis ? Sandrine ? Je peux t’embrasser ?

J’étais culotté, comme tous les traîne-savates. J’avais dix ans. Je ne savais rien. J’avais tout oublié. Au fur et à mesure. Un vaurien comme ils disaient, les Viocs. Alors je l’ai embrassée, sur la bouche. C’est par là qu’on commençait. Sandrine se laissa faire. Même la langue, elle s’en fichait. Pas moi. J’avais vu ça dans les films, des couples qui se pourlèchent pendant des heures en soupirant longuement…

— Tu sais danser ? Hé ! Sandrine ? Tu sais danser ?

Le silence dura un moment. Alors je l’ai prise par la main.

Sandrine était plus grande que moi, pas bien belle mais déjà formée. En bas, on entendait la Vioc s’esclaffer : sûr que le Vioc avait posé son jeu d’un coup, sans prévenir, en roublard : ça l’impressionnait toujours, la gourde. On a essayé de danser un peu dans la chambre mais Sandrine non plus ne savait pas.

Je m’étais retrouvé comme un jeune imbécile. La fille, elle, souriait mollement. Qui sait, peut-être qu’on ne l’avait jamais fait danser ? Alors je me suis lancé :

— Et si je passe ma main sous ta robe, tu ne diras toujours rien ? Ça te plairait même ?

Silence de mort dans la chambre. Je n’étais qu’un mioche mais je sentais la boursouflure dans la poche de mon pantalon. Une boursouflure qui me soufflait vas-y grand con, tu vois bien que c’est dans la poche… Je plongeai la main dans sa culotte. Réaction nulle. Ma main frotta sa toison drue, descendit plus bas, se rétracta. Objet non identifié. La fille ne manifestait pas, debout sur la moquette, impassible. J’aurais pu peloter une statue avec le même engouement. Sa robe ne pesait rien. Ma main faisait tout.

— Et si…

Je ne savais pas comment je fis pour m’introduire sous sa robe, entre ses cuisses : je n’étais qu’un jeune chiot, une bête inconsciente, un sauvage comme ils disaient aussi. Il fallut un bruit suspect au rez-de-chaussée pour que je lâche enfin prise. Haletant, saisi par la peur, j’avais alors reculé vers le mur. Sandrine se tenait debout contre le rebord du bureau, les bras ballants. Je la regardais, hébété, le sexe poisseux, à moitié fou, suppliant de faire quelque chose, un geste, n’importe quoi, en vain : la fille ne bougeait toujours pas. Ses yeux regardaient le plafond, vides. Malades et vides…

Sandrine avait rencontré le loup.

*

Au début je ne pensais pas grand-chose du gingembre, avec une pensée de carpe autour de ces idées olfactives : le gingembre, goût d’Alice, m’avait fait passer du stade du primate jeté dans la fosse du consumérisme abscons à celui d’homme civilisé cherchant dans ses racines l’équilibre fragile et puissant du bon goût.

— Tu exagères ! lança-t-elle en débarrassant les assiettes.

— Quatre feuilles : il paraît que ça porte bonheur.

— Un pétard de compet’ ! gloussa Fifi en reluquant le planeur.

Nous l’avions invité à dîner au fond de son jardin, pour le remercier. Non content de nous héberger, le bougre venait de nous dégoter une gazinière, récupérée dans le garage de ses parents, qu’il avait pris soin d’installer avec une bouteille presque neuve. Un peu cinglé le Fifi mais un brave type. Hormis le four, la gazinière fonctionnait bien : Alice venait de réussir un poisson au gingembre qui, flanqué de muscadet, avait vite viré à la cuite carabinée. Forcément, on commençait à s’épancher : en bon îlien, Fifi expliqua qu’il n’avait jamais pu se faire au continent. Pas de boulot, rien que du RMI, ou alors l’usine, creuser des trous, s’écorcher sur les chantiers, porter des caisses, ranger des trucs… Pour quoi, pour qui ? Sandra ? Elle se foutait de lui, depuis le début ! La preuve, elle était partie. Alors lui était rentré. Sur l’île, Groix, le « caillou » comme il disait, où il buvait pour tromper l’ennui.

— Le continent, c’est plus possible maintenant, insistait-il en s’arrachant les poumons sur le dessert. Trop tard, il ajouta.

Je hochai la tête :

— Dis, c’est pas la Tchétchénie non plus…

Mais il n’écoutait pas :

— Moi c’est par la racine que j’me fais bouffer ! La racine !

Il rugissait.

— Bah, comme tout le monde, répliquai-je en pensant aux Viocs.

Fifi secoua la tête devant son verre, le regard sombre de celui qui a vu couler l’Amoco Cadiz.

— T’as pas grandi sur un caillou, tu peux pas savoir…

Ses yeux se perdaient au-delà des clapiers, mélancoliques. Et si, comme lui, nous étions prisonniers de l’île ?

Le voyant tituber du goulot au-dessus des verres, je réalisai qu’il était temps de bouger.

— Prends ton sac à dos, dis-je à Alice.

Elle ne posa pas de questions — c’est elle qui gardait le revolver.

Chez Ti Beudeff, la bière était bretonne et la blanche hermine à toutes les sauces. La cuite carabinée virait à la débâcle. Coude au comptoir, postillonnant sur le premier venu, Fifi racontait ses histoires d’autochtones à qui voulait l’entendre. Ce soir c’était notre tour. Avec une emphase qu’on prendrait chez d’autres pour du folklore littéraire, il dit qu’il avait vu toutes ses copines s’enfuir sur le continent, une à une, c’était comme le sang de l’île qui fuyait comme d’un animal pendu à un crochet, que la vie ne valait pas un clou et qu’il nous emmerdait tous.

Même si je ne connaissais pas grand-chose aux filles, je le traitai de menteur. Alice trouva qu’on se trompait complètement, que les filles c’était autre chose, seulement elle ne nous dit pas quoi. Alors Fifi a recommandé. On ne savait pas ce qu’il pensait de nous au juste. Sans doute qu’il s’en fichait.

Enfin, quand il en eut assez de tout ce cirque, il jeta sa main par-dessus sa tête et lança à la cantonade :

— Kenavo enculés !

Avant de partir, tout à coup, fendant la foule.

— C’est ça : kenavo

De toute façon, c’était la fermeture. Je pris la main d’Alice :

— Viens par ici toi…

J’avais repéré un endroit tranquille près de la plage des Curés, le « trou de l’enfer », ça ne s’invente pas, où je pourrais expédier mon sale petit secret, et accessoirement un peu de ma violence… Les vélos zigzaguaient sur la route, envoyant la lumière de la dynamo dans les champs.