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— J’en peux plus ! s’époumonait Alice, avachie sur son vélo de course.

— Moi non plus.

Nous étions fins soûls mais je pensais toujours à Sandrine, cette pauvre fille que j’avais abusée sans rien comprendre de mes instincts de sauvage. Bon Dieu, d’où je tenais ça ? De mes parents ? Ils avaient l’air de deux parfaits abrutis, pas d’obsédés sexuels. Les Viocs ? Si la grand-mère avait le sex-appeal d’un gnou, son mari semblait n’avoir pas bandé depuis la guerre d’Algérie. Non, c’était moi le seul coupable, c’était moi le loup.

Pauvre fille. Qui sait ce qu’elle était devenue…

On a alors croisé Fifi, qui errait au milieu du chemin, en proie à des démons beaucoup plus grands que lui : ses bras faisaient des moulinets désespérés tandis qu’il titubait au hasard, éructant sa dernière bière au gré de l’asphalte. Son visage était trempé, presque méconnaissable. Alice actionna sa sonnette mais le barbu ne nous vit pas plus qu’il ne nous entendit. Celui-là, il fallait le voir boire pour le croire…

Enfin, on a abandonné les vélos contre la rambarde de bois qui marquait l’accès au « trou de l’enfer » et, sous un crachin mou, marché jusqu’au précipice.

Déjà on entendait la mer gronder ses petits embruns qui, jaillissant de la saillie rocheuse, venaient fouetter nos visages échauffés par la course et l’alcool.

— La vache !

Je me tenais penché au-dessus de la béance.

— Te casse pas la gueule, dit-elle en posant son sac sur le terre-plein.

La mort était là, à mes pieds, toute proche. L’appel du vide, vertigineux. L’envie montait déjà, hosanna de la peur, la mort qui grouillait plus bas, la mort qui frappait, écumante de rage, à la porte de la Terre, sabrant la roche… La mort, oui… Seulement, je verrais ça plus tard : j’avais encore deux ou trois choses à régler. Des choses sérieuses.

Je saisis le revolver qu’elle me tendait et, évitant soigneusement ma bonne étoile, balayai du canon la voûte céleste. La lune était pleine, belle en diable. Je songeai un instant à cette part d’opacité que je traînais depuis mon enfance et attendis le choc du prochain rouleau sur les rochers pour presser la détente. Pan : quelque chose comme le remords s’est planté dans le cratère de droite.

Quelque chose qui disait restes-y.

14

Ligne de fuite

C’est le garde-champêtre de Loperhet qui retrouva la 504 Peugeot bleu métallisé immatriculée 6667ND35 : située le long d’une ligne de chemin de fer désaffectée, grossièrement camouflée sous des branchages derrière les ruines de l’ancien garde-barrière, le véhicule était tellement cabossé que l’employé municipal avait d’abord cru à une voiture volée. Il avait donc alerté la gendarmerie locale, qui avait passé l’information au lieutenant Mc Cash.

Quand celui-ci arriva sur les lieux, les hommes du préfet encombraient les sentiers frais et humides du sous-bois. Peut-être même des types de la DST. Le Cairan était le voisin du député, ils avaient vite fait le rapprochement et, dans cette affaire d’État, toutes les pistes étaient vérifiées. En retrait, les gendarmes de Plougastel chargeaient l’atmosphère de commentaires allusifs. Silencieux, professionnels, les inspecteurs en civil relevaient des empreintes sur le terreau, encore meuble après l’orage de jeudi.

L’Irlandais n’était pas à la fête. Le bandeau qui cernait son visage le démangeait, il avait mal au crâne, à s’en arracher les cheveux. Dans son nez, plus d’odeur. Juste une sensation de sang séché. Il avança vers le bâtiment en ruine où s’agitaient des hommes en tenue de combat. Celui qui les dirigeait s’appelait Legay. Jean-Yves Legay. Un grand costaud aux cheveux blonds rasés, engoncé dans un cou de taureau cerclé d’or. Veste Armani avec boutons de manchette, mâchoire cubique, pommettes saillantes, Mc Cash le salua à peine : il était dans un sale état et il n’aimait pas les bijoux pour les hommes.

— C’est vous qui recherchez Le Cairan ? fit-il, penché sur la 504.

— Oui.

Legay redressa ses yeux, d’un bleu sibérien.

— Et vous ne l’avez toujours pas retrouvé ?

— L’oiseau est disons, volatile.

— Hum hum… Et la voiture ? Volée ?

— Possible.

— Alors ? Le Cairan c’est une bonne ou une mauvaise piste ?

Avec la migraine qui l’assaillait, Mc Cash fit la moue sans forcer.

— Je sais pas. À quand estime-t-on l’abandon de la Peugeot ?

— Pas plus d’une semaine : on a retrouvé un journal daté du 7 sous le siège avant.

L’Irlandais compta les jours dans sa tête, probabilisait l’amplitude de leur déplacement, quand une sorte de libellule vint bourlinguer autour de son front moite : cherchant à l’écarter, il se perdit dans ses calculs, recommença à zéro. Jusque-là arc-bouté sur le siège avant, un flic en civil ressortit de l’habitacle, tenant à la main un objet enrubanné de papier bleu et blanc.

— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? fit Legay en dépliant les ailes d’une espèce d’animal peinturluré.

— Un cerf-volant, répondit Mc Cash dans son dos.

L’officier, agacé, étudia brièvement l’objet et conclut :

— Aucun intérêt. Maintenant vous me fouillez les environs, vous finissez de relever les empreintes et vous me consignez tout ça dans un rapport : au trot !

Legay agita sa gourmette. Autour de lui, les policiers se dispersaient, fourmis au combat des herbes folles. Les ordres résonnaient sous la futaie, les gendarmes opinaient du képi, s’organisaient, communiquaient, démarraient des voitures.

Adossé à un vieux chêne, Mc Cash observait leur manège. Il pensait à ce qu’il avait vu écrit à l’encre de Chine sur les rubans du cerf-volant : « Pour tes six ans, petite. »

L’enquête qui suivit menait à Saint-Jean-de-Luz : interrogeant un de ses contacts à l’Erzaintza, la police autonome basque, Mc Cash apprit qu’à la mort de ses parents Alice Arbizu avait été élevée par sa tante, Itziar Aizperua, elle-même proche d’Herri Batasuna, chef du parti indépendantiste basque Unité Populaire, lequel groupe ne s’était pas présenté lors des manifestations qui suivirent les dernières tueries orchestrées par l’ETA. Mieux, la tante d’Alice aurait même déclaré à cette occasion qu’un « peuple qui lutte est un peuple qui vaincra »… Quant à son frère, un certain Martial Arbizu, sympathisant déclaré, il n’avait pas regagné son domicile depuis plus d’une semaine. Des petits détails qui corroboraient la piste indépendantiste du préfet. Le problème, c’est que Le Cairan et Arbizu se comportaient comme de parfaits amateurs. Ils avaient semé les indices derrière eux, laissé des traces, oublié des choses… Quant au pavillon de Locmaria où ils avaient trouvé refuge, le propriétaire, un certain Mavel, n’était toujours pas réapparu…

Six heures de l’après-midi : les bistrotiers préparaient les terrasses, les goélands survolaient les colombages du vieux Rennes après avoir festoyé à la déchetterie, les filles marchaient vite, les garçons faisaient du style, les personnes âgées avaient comme disparu de la ville. Mc Cash but deux bières en espérant passer son mal de crâne. C’est en consultant son carnet de notes, succession de listes obscures et de gribouillis illisibles, qu’il fit enfin le rapprochement entre le dénommé « Filou », l’imprimeur fantôme de L’Ankou Magazine, et Georges Filoc’h, ancien cadre du FLB, dont le nom avait traversé le dossier du préfet Basillac.