Il jeta un regard vers l’arme que tenait Alice. Elle haussa les épaules. Enfin Philippe aida sa compagne à hisser la grand-voile. Avec son pull en laine, on ne devinait pas qu’elle était enceinte.
— On peut peut-être vous aider ?
— Non non, merci… répondit Cécile.
Sa voix était plus douce que ses yeux. Sur le rivage, toujours aucun signe du cyclope. Le ciel se dégageait maintenant en éclaircies féroces sur l’océan : l’Écume des mers quittait son parking aquatique. Alice extirpa les affaires trempées du sac et, ne sachant que faire du revolver, le posa sur le roof. Assis dans un coin du cockpit, je surveillais les dunes. Philippe salua un couple d’Anglais en short à carreaux qui, en retour, lui brandit une bouteille de vin. Puis il coupa le moteur. Cécile épiait le vent d’un air accusateur tandis qu’il filait vers le large. De fait, une première brise manqua d’emporter la grand-voile. Je scrutais chaque mouvement de la côte lorsque mon cœur se serra : la silhouette du flic venait de surgir sur la dune. Il était loin mais je n’avais aucun doute sur son identité.
— Aliiiiice ! soufflai-je.
Elle oublia son sac et se tourna vers le rivage. Le flic regardait dans notre direction.
— Attention, il a des jumelles !
Je tirai Alice aux pieds du barreur, qui continua de naviguer sans prêter attention à nos cabrioles. Étalée au fond du cockpit, coincée sous mon épaule, elle fronça les sourcils : le revolver était resté sur le roof, à portée de main de Cécile.
J’eus à peine le temps de comprendre que la brune s’en empara, l’œil plus sombre que jamais. On s’est regardés comme Bonnie & Clyde avant de mourir, à la merci d’une femme enceinte. Mais Cécile n’aimait pas les armes à feu : elle tendit le Smith & Wesson à son compagnon, qui l’empoigna. Nous n’avions toujours pas bougé. Le genou calé contre la barre, Philippe soupesait l’objet métallique :
— C’est un calibre .44, non ?
Le canon luisait au soleil, revenu le temps d’une éclaircie.
— Hum, concéda Alice, enchevêtrée à ses pieds.
Le blond fit une moue impressionnée, esquissa une manœuvre et nous tendit le revolver.
Coincés dans la porte de la cabine, on s’est regardés : il nous le tendait.
Je saisis l’arme et l’amenai dans notre camp. Comme on continuait de le regarder d’un air méfiant, Philippe lança :
— Vous n’allez pas rester là toute la traversée : on est loin du rivage maintenant !
Son petit rire nous encouragea à risquer un œil par-dessus la ligne de flottaison. Scrutant les dunes à la recherche du flic, on ne distinguait plus qu’un minuscule point sombre qui, soudain, disparut de l’azur…
Bizarre.
Il y eut alors un moment de flottement. Le voilier se penchait sur la mer, nous séchions à moitié nus sur le pont, un revolver plus embarrassant que rassurant sur les genoux, Groix s’éloignait et nous n’avions pas beaucoup de temps devant nous. Devions-nous toucher terre au plus vite ? Braquer carrément le bateau et partir droit vers l’inconnu, suivre la route des Açores, les alizés, joindre le Pacifique et finir nos vies aux Marquises ?
— Tu es sûr que c’était le flic de l’autre jour ? demanda Alice.
— Avec son bandeau à travers la gueule, difficile de se tromper…
Nous échangeâmes un regard contrit. Cette fois-ci, c’était la débandade : outre les K-Way et les maillots, il nous restait une liasse de billets de banque ruisselants, des livres et des carnets trempés, des cigarettes en miettes, un briquet qui refusait de montrer sa flamme, une trousse et des crayons pour dessiner l’invisible.
— On n’a même plus de chaussures, fis-je remarquer.
Consciente de notre détresse, Cécile proposa une tournée de café. Nous ne savions pas comment le flic nous avait retrouvés mais il ne faisait pas bon retourner à terre. Un plan antiterroriste avait dû se mettre en place, la côte était bouclée, les ports surveillés, toutes les issues bloquées… L’idée de passer la frontière s’avérant totalement fantasmagorique, nous optâmes pour la solution la plus improbable : retourner sur une île. Une autre île.
Le voilier cinglait vers le large.
— C’est quoi l’île la plus proche ? criai-je au capitaine. Belle-Île ?
— Oui.
— C’est là qu’on va.
Le capitaine hocha la tête en connaisseur. On apercevait déjà la côte en pointillé, comme un mirage au loin.
— Le vent est avec nous, dit-il : on peut y être dans trois ou quatre heures…
Pas d’objection. Sur ces entrefaites, Cécile sortit la tête de la cabine et, d’une tape amicale, poussa un petit chat noir sur le pont.
— Allez Minou, va prendre un peu l’air !
Après quoi elle nous tendit deux gobelets fumants avant de rejoindre son idole. Ils avaient l’air heureux. Assis sur le roof, je protégeais le chaton des embruns, perplexe à l’idée de débarquer à Belle-Île, aux questions que pourraient poser les flics…
— Et eux ? dis-je à Alice. Tu crois qu’ils pourraient nous trahir ?
Elle évalua le couple à la barre. Passant la main sous son pull, Philippe glissait une poignée de mots à l’oreille de sa compagne.
— Bah ! Ils ne savent pas qui on est… Et puis leur chat est câlin, dit-elle en se tournant vers Minou : je crois qu’on peut leur faire confiance.
La mer devenait cassante. Cécile partit réduire le foc. Je m’accrochai aux bastingages. La vie allait comme le reste : à la gîte.
16
Le bout du nez
Martial ne parlait plus. Il avait vu ce que Luis avait fait des deux jeunes. La fille d’abord, violentée, assommée, puis violée. Il avait passé un œil par les barreaux de l’escalier pendant que l’autre s’échinait, mais il n’avait pas osé intervenir. Ce type était fou, tout simplement. Un fou dangereux. Pour ça, il ne l’avait pas vu venir avec ses grands airs de matador, Luis le ténébreux, le soupe-au-lait : ce n’était qu’une brute paranoïaque. En fait de combattre le « fascisme » espagnol, il le perpétuait. Le jeune amant, déjà salement amoché, avait bien tenté de défendre sa compagne mais, coupé dans son élan, Luis lui avait littéralement démoli la tête à coups de poing américain, avec une rage meurtrière totalement incompréhensible, comme s’il savait déjà qu’il ne jouirait plus, qu’il était trop tard. De fait, quand il reprit sa besogne, la fille ne réagissait plus. Le jeune homme, lui, était mort, assis sur sa chaise.
Redescendant à pas de velours vers le salon, Martial avait manqué de s’étrangler en tâtant son pouls :
— Il… il est mort.
Luis l’avait alors regardé avec ses yeux de fou avant de répliquer, dans un rictus pour ainsi dire sans lèvres :
— Toi j’veux plus t’entendre.
Martial avait préféré reculer. Oui, ce type était fou.
De la peur plein les jambes, il avait assisté à l’exécution de la fille. Puis, l’estomac retourné, il avait nettoyé les traces de sang sur le carrelage, effacé les empreintes sur les meubles et les rambardes, roulé les corps dans les tapis trouvés à la cave et porté le tout dans le coffre de la BMW. Luis donnait des ordres brefs, tremblant, comme si la mort courait encore le long de son corps. Martial obéissait car il se sentait menacé. Ce malade pouvait lui faire n’importe quoi… Martial avait connu l’excitation des planques, l’angoisse partagée de la clandestinité mais jamais une exécution sommaire, sans autre forme de procès, ni visualisé l’appel au meurtre que lançaient ces mains noueuses en se tordant l’une contre l’autre…
À la nuit tombée, il suivit le Basque jusqu’aux moulins abandonnés de Trégana, près de la maison. Là, ils dégagèrent les gravats, jetèrent les corps au fond d’un trou, répandirent un sac entier de chaux vive et enfin recouvrirent le tout de parpaings et de planches. Déjà méconnaissables, ils seraient bientôt inidentifiables…