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La fouille du pavillon n’avait pas donné grand-chose : des vêtements, quelques dessins, des papiers (notamment une série de cocottes) et un message sibyllin, trouvé plié sous les mégots d’un cendrier :

Que dirais-tu de prendre le large ?

[] seuls les anges ont des ailes

[] rien

[] TRM

Martial avait formellement reconnu l’écriture d’Alice.

Il était temps de déguerpir.

— Embarque toutes leurs affaires, trancha Luis. Je ne veux pas qu’on puisse faire le rapprochement avec toi.

Martial ne voyait pas trop où il voulait en venir. Parlait-il du double meurtre qu’il venait de commettre ou de leur collaboration forcée dans cette affaire ?

Avant de partir, Luis eut l’idée d’appuyer sur la touche bis du téléphone de la maison. Si Alice avait séjourné ici, elle pouvait avoir passé des coups de fil. Après plusieurs tentatives infructueuses, il finit par tomber sur une espèce de demeuré qui prétendait diriger une colonie de vacances.

Le Basque était patient dans sa lenteur : il lui fallut une bonne dizaine de jours pour comprendre. Alice les menait par le bout du nez.

17

L’équilibre

Il était près de cinq heures quand les plaisanciers nous débarquèrent sur la côte sauvage de Belle-Île. Même s’ils semblaient soulagés de se débarrasser de nous, on se quitta en bons termes : après un plat de moules et une solide poignée de main, Philippe, torse et pieds nus, finit par ramener son annexe vers le voilier où Cécile l’attendait. Ils repartaient illico pour Le Croisic.

Nous avions préféré le mouillage du port de Pouldon plutôt que Sauzon. En s’éloignant du rivage, je repensai à ce que Philippe avait répondu quand on lui avait demandé pourquoi il nous avait tendu le revolver plutôt que de nous garder en joue : rien. Le capitaine n’avait rien répondu mais son sourire en disait long sur son visage. Drôle de type. En tout cas, si nous avions bon espoir qu’ils ne nous dénonceraient pas aux flics, deux précautions valaient mieux qu’une : Alice et moi avions décidé de quitter Belle-Île au plus vite. La police avait nos signalements et probablement celui du voilier. Partir pour aller où ? Avec à peine mille euros en poche, nous n’irions pas loin. Dès lors, trois solutions s’offraient à nous : trouver un bateau qui nous emmènerait à l’autre bout du monde (mais je n’étais pas chaud pour affronter les quarantièmes rugissants avec une fille qui avait fait de l’optimiste quand elle était gamine), retourner à terre (au risque de tomber sur les flics), ou filer sur une autre île.

Houat était juste en face : via Le Palais, on pouvait l’atteindre le soir même. De là, nous chercherions un moyen de joindre le Pays basque : Alice y avait de la famille, des amis, des gens susceptibles de nous aider à passer les frontières, et pourquoi pas à disparaître… Le plan ne valait pas grand-chose mais dans notre situation, nous n’avions plus vraiment le choix : c’était gérer le désespoir ou se rendre. Pour ça au moins j’étais clair : je n’étais pas de ceux qu’on enferme — plutôt crever.

Nous filâmes à travers les épineux et suivîmes le chemin de terre qui menait à la départementale. La marinière trouée du capitaine sentait la marée mais, puant moi-même sans discernement, je m’accommoderais de son paletot. Alice, plus chanceuse, avait récupéré une robe de Cécile et les vieilles Dock de son compagnon — trop larges, mais c’était toujours mieux que des pieds. Elle déambulait au milieu du chemin dans une seyante petite robe à pois, je suivais à pas comptés sur l’herbe du bas-côté ; Le Palais était à près de dix kilomètres…

Arrivé au Grand Cosquet, je demandai une chaussure à Alice, qui refusa — l’égalité des sexes, mais pas l’égalité des pieds. Dans les ruelles, les gens nous saluaient comme si nous faisions partie de la famille. Je marchais tête basse, sans un regard pour les marguerites égarées à la sortie du hameau, lorsque mon pas se bloqua devant le fossé : un doudou abandonné gisait là, couvert de crasse.

Je fixai la chose, immobile sur le bord de la route. Je ne sais pas pourquoi mais ça me donnait envie de pleurer…

— Qu’est-ce que tu fais ? lança Alice.

— J’ai mal aux pieds, rétorquai-je, déblayant mes plantes de pied truffées de cailloux.

Mais mon manège ne prit pas longtemps :

— Qu’est-ce que tu as à faire la gueule comme ça ?

— Quoi la gueule comme ça ?

— Tu fais la gueule.

— Et alors ?

— Tu ferais mieux d’aller au bout de tes idées.

— Moi aussi je suis toujours plein de bons conseils pour les autres. De toute façon je n’ai pas d’idées : rien que des sentiments. Comme une fille.

— Misogyne.

— Sexiste.

— T’es pas marrant.

— Non, je fais la gueule.

Je repris la route, la tête vide, pour éviter d’exploser. J’avais réagi comme ça à la mort de mon frère. C’était ça ou descendre les parents, et puis aussi les Viocs, dans la foulée.

Arrivés sur la départementale, Alice suggéra de faire du stop.

Des capucines dansaient dans les fossés, inconscientes. Alice marchait devant, pouce tendu. Ses mèches rouges avaient comme fondu au soleil. Nous croisâmes d’abord un type en veste à carreaux agrippé au guidon de son caddie, la gitane maïs aux lèvres, puis une voiture, qui passa en faisant un écart démesuré. Une Audi ignora superbement l’échancrure de sa petite robe à pois quand la suivante s’arrêta à une vingtaine de mètres. Nous accourûmes comme si le conducteur allait s’échapper. Bientôt, ma respiration se bloqua : il y avait un drapeau tricolore sur la plaque d’immatriculation de la Peugeot.

À l’intérieur de la voiture, un gendarme. Un gros gendarme.

Non, c’était impossible : pas maintenant. Pas comme ça. J’avançai à reculons. Peut-être qu’il nous avait reconnus, cet empaffé. Alice me tira par le bras. Le gendarme n’était pas seul à bord : deux petites têtes blondes s’agitaient sur la banquette arrière.

— Bonjour ! lança Alice par la vitre qui s’ouvrait. Vous allez où ?

— À Palais ! annonça le quadragénaire joufflu, désignant sa progéniture. Si ça vous avance, vous n’avez qu’à monter.

— Avec plaisir, minauda ma vieille copine. On en a marre de marcher. Nous aussi on va à Palais…

Le représentant de la loi ôta son képi de l’endroit où Alice poserait ses fesses et ouvrit la portière d’un air bonhomme. Je m’installai avec les sacs et les garçons à l’arrière. Ceux-là n’avaient pas douze ans mais portaient déjà une chemise pour couper des bûches et un pantalon pour aller à la guerre. Ils me regardaient bizarrement. Peut-être à cause de mes pieds nus. Le gendarme démarra.

— Alors, en vacances ?

— Oui oui ! prétendit Alice.

— Vous venez d’où ?

— De la plage d’Herlin.

— Ah ! Herlin ça fait une trotte… Vous vous êtes baignés ?

— Deux fois.

— Hou là ! Moi je me baigne plus depuis longtemps ! Elle est trop froide !

— Dites plutôt que vous ne savez plus nager.