À l’arrière, je hochai la tête : voilà que la souris jouait avec le chat.
— Hé hé ! pouffait le gendarme. Vous êtes une rigolote, vous ! Et vous vous appelez comment ?
— Audrey.
— C’est joli, dit-il, l’œil plongeant dans son décolleté.
— Oui, on l’a bien en bouche : Audrey…
Alice alimentait la conversation avec un naturel désarmant alors que le revolver reposait à ses pieds. En attendant, le gendarme semblait la trouver à son goût. Au fil des kilomètres, les gamins n’en finissant plus de glousser sur la banquette arrière, Alice finit par se tourner vers eux :
— Alors les garçons, dites-nous un peu ce qui vous fait rire comme ça ?
Le ton était idéal pour recevoir une réponse de la part d’un enfant mais, à notre plus grande surprise, les gosses s’écroulèrent alors littéralement de rire. Je tendis une moue impuissante à ma complice.
— Alors ? insista leur père en jetant un œil par-dessus son épaule.
Après quelques pouffements de circonstance, l’aîné me désigna du doigt et s’esclaffa :
— On dirait le gars qui passe à la télé !
Son frère riait sous cape. Je restai un instant ébahi. La télé ? Déjà ? Depuis le rétroviseur, le gendarme m’adressa un drôle de regard. Le plus petit, celui qui rigolait de tout son appareil dentaire, s’enhardit alors :
— Ouais, on dirait Tim ! Le héros de « Viva Las Vegas » ! Il a exactement la même coupe de cheveux !
Alice sourit avec eux. Du coup, le gendarme aussi.
Je ne savais pas qui était ce connard de Tim mais une demi-heure plus tard, le représentant de la loi nous déposa sur le port du Palais en oubliant de nous arrêter pour meurtre.
Alice n’avait plus les cheveux rouges mais bleu nuit. Si, pressé par le temps, j’avais un peu raté sa teinture, elle par contre ne m’avait pas raté : j’avais le crâne rasé, presque chauve. En tout cas j’étais aussi méconnaissable que le Che débarquant en Bolivie. L’idée n’était pas si mauvaise puisque, après un stop au supermarché et une séance de coiffure improvisée dans les toilettes du bar Les Goélands, c’est par le ferry du soir et incognito que nous avions débarqué sur l’île de Houat.
Perché sur une dune blonde, je regardais tomber le crépuscule sur notre nouveau territoire. Ce n’était pas bien grand mais terriblement isolé… La tente montée, Alice était partie ramasser des coquillages sur la plage. Je la voyais revenir, la robe ouverte à tous les vents. Elle ne m’avait toujours pas dit comment elle s’était procuré le revolver, les raisons qui l’avait poussée à inventer pour moi un jeu aussi dangereux mais, même si elle n’en parlait pas, je me doutais que les types en BM étaient impliqués dans cette histoire. Pourquoi se taisait-elle ? Me menait-elle en bateau ? Avait-elle soigneusement prévu, voire minuté, chaque étape de notre dérive ? Et si son rôle d’illustratrice pour la revue n’était qu’une couverture, ses lettres un écran de fumée ? Il y avait quoi derrière ? Des intérêts politiques ?
Surgissant par rafales, le vent organisait des soulèvements sur la crête des dunes. Grimpée à ma hauteur, Alice me montra trois petits coquillages. Deux jaunes, un gris. Elle les glissa dans la poche de mon nouveau pantalon. Moi non plus je ne disais rien : on entendait battre les ailes des goélands. Plus bas, sur la plage, les rouleaux défilaient avec une grâce froide et méthodique…
— Tu crois qu’il y a une différence quand on dit « libre comme l’air » et « à l’air libre » ? murmura-t-elle dans la brise.
Contradictions et vieilles certitudes mijotant dans la même marmite, je méditai longuement avant de trouver la réponse qui conditionnerait le reste de ma foutue vie. Quatre jours. C’était peu et beaucoup à la fois. Muré dans un silence lourd de conséquences, je passais mes heures assis sur les rochers des criques, à lire et à penser. Il n’y avait pas grand choix au supermarché de Belle-Île mais j’avais fini par dégotter un recueil de Pessoa. Petit miracle qui vous tient en vie.
Seule la colère des ruelles sans porte entrait et sortait de mon âme sans savoir où aller ni où revenir sans tuer et sans mourir…
La vie des uns tient parfois à l’avis des autres.
Mais plus je me rapprochais de la solution, plus les choses me paraissaient abstraites, presque impossibles. Ce n’était pas en griffonnant quelques mots sur un bout de papier que j’allais changer le monde : le mien, par contre… Restait Alice. Elle taisait des choses qu’elle aurait dû me dire, évitait soigneusement toute allusion à la Justice (après quatre jours passés sur l’île de Houat, nous ne lisions même plus les journaux), et ses façons de faire me laissaient aujourd’hui totalement impuissant. On ne s’oppose pas à une vague, bon an mal an on s’y mêle. Car au-delà des apparences, c’est elle qui m’avait embarqué dans cette histoire, et non l’inverse ; elle m’avait comme glissé dans sa peau, entre l’épiderme et la chair, dans quelque lieu sanglant et bouillonnant où je me sentirais bien. Pour ça, je n’étais pas difficile. Mais le silence entre nous s’épaississait. D’elle, il ne me resta bientôt plus que son odeur primitive dans la tente et la désagréable sensation qu’elle épiait mon sommeil, qu’elle guettait au-dessus de moi comme si elle pouvait happer mes cauchemars et me les recracher : j’en avais même rêvé une nuit — Alice en cobra cracheur, ça valait son poids de terreur. Mais quand je me réveillai en sursaut, c’était pour constater qu’elle dormait enroulée dans son duvet, non pas à poings fermés mais la main ouverte, plantée dans la bouche entre le pouce et l’index, comme un os. Un os ou un bâillon…
Il fallut que j’achève les Mémoires de Lacenaire pour qu’enfin je me décide.
C’était en juillet, un 14 Juillet : un soir de révolution.
Il restait deux balles dans la trousse.
Une suffirait.
J’étais issu d’une famille où, avec une sorte d’acharnement génital, la benjamine avait vingt-quatre ans de moins que l’aîné — c’est-à-dire moi. Je n’aurais probablement jamais rencontré la petite si, au printemps, nos parents n’avaient trouvé la mort dans un accident de la circulation.
Les ennuis avaient véritablement commencé le jour où je m’étais retrouvé dans le bureau d’un juge avec l’avocat des grands-parents afin de statuer sur l’avenir de Mathilde. Par expérience, je savais ce qui attendait la gamine : moi aussi j’avais passé mes vacances et mes week-ends chez eux, dans leur villa de La Baule. Sous les pins il y avait « la Vioque », une espèce de caniche royal qui, lorsque son mari bougeait la main, s’agitait en se demandant où était le caillou, et « le Vioc » qui, pour m’apprendre à pisser au lit, me laissait mariner des heures dans le noir de la cave, en guise de punition.
Les parents, toujours occupés ailleurs, passaient en coup de vent le dimanche, pour les fêtes ou pour proclamer une nouvelle naissance. De toute façon, les enfants se côtoyaient peu : il en naissait un tous les quatre ou cinq ans, et comme chacun d’entre nous ne restait à La Baule que le temps de la maternelle, nous finissions éparpillés dans des pensions différentes sans presque jamais nous voir. Bien entendu, à l’annonce de leur décès, les grands-parents avaient demandé la garde de Mathilde, qui selon la coutume leur revenait de droit.
En dépit de ses cinq ans, la petite ne parlait toujours pas. Pas un mot, ou alors des bruits. Imaginer qu’elle pût un jour faire pipi au lit chez eux me faisant froid dans le dos, je m’étais attaché les services d’un avoué afin de revendiquer mon devoir de tuteur. Mais dans le bureau du juge où je plaidais seul ma cause, je voyais bien que quelque chose ne tournait pas rond ; l’avocat des grands-parents, un ténor du barreau visiblement connu du juge, expliqua ainsi que ses clients étaient encore jeunes et en forme, qu’ils avaient le temps et les moyens d’éduquer correctement l’orpheline jusqu’à sa majorité, que Mathilde les connaissait bien mieux que moi, ce frère qui jusqu’à présent avait surtout brillé par son absence, tant à la naissance que par la suite, moi dont les revenus étaient soit dit en passant ridicules, les projets de vie désespérants (L’Ankou Magazine…), sans parler de ma moralité douteuse : on évoqua ainsi mon passé d’asocial, mes heures de TIP pour dégradations sur la voie publique, mes procès-verbaux, mon activisme dans divers mouvements protestataires, le mystérieux financement de la revue et ma consommation régulière de stupéfiants — à l’occasion, on posa la question de savoir d’où provenait l’argent de la revue, insinuant que je dealais — moi, un marchand ! J’avais senti le vent tourner quand maître Caseneuve s’envola dans un brillant plaidoyer contre la petite délinquance et la nécessité d’un climat sain et serein pour l’éducation de l’enfant.