Avec ma veste aux poches décousues et mes ratures sur les papiers officiels, je n’avais pas une chance. De fait, le juge m’écouta poliment. Quelques semaines plus tard, il donnait la garde exclusive aux grands-parents, me laissant seul avec ma rage et un droit de visite un dimanche sur deux, de trois à cinq, soit quatre heures par mois.
Aussitôt joint au téléphone, l’avoué qui m’avait épaulé dans cette affaire me signifia que son rôle s’arrêtait à remplir les papiers administratifs, que le bureau des affaires familiales n’était pas de son ressort, qu’il me souhaitait bonne chance dans un monde guère folichon… Bref, je m’étais comporté comme un parfait imbécile dans cette histoire. Je m’étais battu du bout des crocs alors que je savais ce qui attendait la petite Mathilde. Je l’avais vue au centre social, une fois. Elle m’avait tout de suite plu avec son air renfrogné, son urticaire et ses couettes à croquer. Nous avions à peine communiqué, juste des regards et quelques mots pour lui expliquer mon point de vue sur la situation mais elle était de ma famille, pas de celle des vieux. Seulement je m’y étais pris comme un manche.
Cela ne se reproduirait plus.
Penché sur mon bic, une feuille de papier à cigarette posée sur les Mémoires de Lacenaire, je racontai tout à la gamine : puisqu’elle était de ma famille, elle comprendrait mes erreurs, mes fautes et mes faiblesses. L’essentiel était qu’aujourd’hui elle pouvait me faire confiance : non, je ne lâcherais pas le morceau…
Quand tout fut consigné, noir sur blanc, j’écrivis la formule magique, celle qui tuait la culpabilité dans le dos, à bout portant, pour la petite : « J’arrive. »
En une formule, je m’étais absous de mon crime.
Du vent montait un crachin poisseux. Je passai la langue sur mes lèvres salées et marchai jusqu’à la crique voisine, désertée à l’heure de la fête nationale. Une nuit mauve appelait ses étoiles au-dessus du port, je ne me sentais ni euphorique ni déprimé : juste moi-même.
Ça faisait longtemps…
Avec la brise du soir, les rumeurs du bal me parvenaient par bribes. Je m’arrêtai au pied de la falaise et sortis le Smith & Wesson du sac à dos. Alice partie on ne sait où, j’avais moi-même serti la douille… Vert, fuchsia, blanc, violet, les étoiles faisaient des étincelles dans le ciel. Je tendis le revolver vers les premiers éclats du feu d’artifice en priant pour que tout ne m’explose pas à la gueule, songeai une dernière fois aux Viocs, à la guerre ouverte qu’il me faudrait leur livrer pour récupérer la gamine et attendis la déflagration pour abattre une belle bleue.
La Terre basculait et j’étais l’équilibre.
18
De ses pieds
Une crotte de mouette s’écrasa sur le pont, à deux doigts d’une chaussette dépareillée. Mc Cash leva la tête et maudit le ciel qui n’y pouvait rien. Les amphétamines lui démolissaient le crâne. Bon Dieu, il le savait pourtant… Debout sur le pont du ferry qui menait à Groix, il regrettait presque d’avoir abusé.
L’Irlandais avait dormi une heure tout au plus ; qu’il fût ou non en état de mener à bien cette enquête effleurait à peine son esprit. Il connaissait son tempérament dans ces moments-là : il était capable de les écraser, ces punaises, il pouvait même les éliminer, d’une simple pression du pouce. Qu’Arbizu et Le Cairan fussent indépendantistes régionaux, terroristes internationaux ou de simples crapules lui importait peu : ils étaient comme lui, de petits humains de la pire espèce…
Il respira en grand les embruns venus du large. Sur le pont de la navette, même les gamins le regardaient de travers. Il avait oublié ses lunettes noires et se sentait complètement lessivé : ça lui avait fait la même chose le jour où sa femme était repartie. À l’époque, ce n’est pas tant qu’elle le quittait qui l’avait anéanti que le constat qu’elle le quittait pour un autre. La nuance avait la taille de la plaie.
À grand renfort de klaxon, la navette se rangea dans le port de Groix, d’une pittoresque agitation à l’heure du déjeuner. Mc Cash se frotta le visage. Sur le pont, un relent de mazout lui donna la nausée. Des dizaines d’humains attendaient sur le quai, les mains contre les hanches. Suivant le cortège des passagers, l’Irlandais débarqua sur l’île. Le soleil pourtant timide l’éblouissait, sa chemise lui collait à la peau comme son amour impossible et les effets secondaires des amphétamines le rendaient agressif. Nageant au milieu du flot de vacanciers, il agrippa la manche du barbu qui amarrait le ferry.
— Dis-moi, c’est quoi le bar de l’île ?
L’insulaire, sorte d’Iggy Pop bigoudin, eut un geste de recul en croisant le visage de l’étranger.
— Quel bar ?
— Celui où tout le monde va.
— Bah, chez Ti Beudeff ! fit-il comme si c’était évident.
— C’est où ?
Le brouhaha de la foule se faisait plus dense.
— Si vous réussissez à faire cent mètres, vous y êtes, là, dans la côte qui mène au bourg…
Le policier ne releva pas ; il avait déjà bien du mal à respirer. De volets verts en volets bleus, les maisons semblaient ouvrir les bras. Mc Cash, sa maison, il la voudrait taillée dans des pierres centenaires, seule au sommet d’une falaise où gisaient des générations de suicidés, quelque part en Écosse puisqu’il était tricard à la maison, une citadelle battue par des torrents de pluie glacée qui empêcheraient quiconque de sortir, ou alors à ses risques et périls, un manoir sur la colline, loin des siens, loin de tous… Ou alors un pavillon, pour y foutre le feu.
Délirant à plein tube, il déboutonna sa chemise, évita les bicyclettes qui dévalaient la côte et pénétra dans un bar aux murs de pierre taillée. Ti Beudeff : deux salles sombres ornées de poutres, un débit de tabac, des tables de bois, des cendriers en carton pour éviter de se les mettre sur la gueule en fin de soirée, des oripeaux bretons aux murs et des promotions de produits régionaux — bière, cidre, pommeau, chouchen… Le bistrot ouvrait à peine. Afin d’enrayer le goût de médicament assez atroce qui naviguait dans sa bouche, Mc Cash commanda un verre de blanc au jeune Celte qui rangeait les tabourets.
— Tu connais ?
Il posa deux photos sur le comptoir.
— Pourquoi, je devrais ?
— Lui c’est mon petit frère, prétendit Mc Cash. J’ai des nouvelles urgentes à lui communiquer.
— Ici faut pas être pressé, rétorqua le serveur, les oreilles criblées d’anneaux.