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Il n’avait pas roulé dix kilomètres qu’il effectua un arrêt d’urgence aux toilettes d’une aire d’autoroute. Là il toussa, plusieurs fois, à s’en arracher la voix, et vomit un peu de sa bile dans la cuvette.

Sortant livide des toilettes, il croisa son regard dans la psyché. Mutata in lapidem. Les yeux perpétuellement ouverts des cadavres, chez lui réduit à un œil unique : œil de l’archer qui vise, le mauvais œil… Après l’absorption d’une poignée de Tic-tac à la menthe, jugeant inutile de pourchasser un bateau jaune à travers l’Atlantique dans cet état, Mc Cash prit sa première vraie décision depuis six ans : deux jours de diète.

*

Vendredi. Tout avait changé dans l’appartement du trentième étage de la tour des Horizons. Mc Cash avait nettoyé son nid d’aigle, de fond en comble : disparus les poils de chien sur la moquette, dernières séquelles d’une liaison affectueuse et sans lendemain avec Joséphine, une prof d’économie abandonnée huit mois plus tôt au hasard d’un désaccord au sujet de la libéralisation des services. Finies les casseroles broyant du noir dans l’évier de la cuisine. Envolées les miettes de pain qui depuis le mois dernier faisaient craquer ses souliers jusque sur le carrelage de la salle de bains. Effacées les traces sordides sur la cuvette des toilettes, stigmates grossiers d’une vie où tout foutait le camp. Engloutie la fange de savon écumant dans la douche. Rassemblés les fils électriques qui pendaient des murs. À la casse le matériel défectueux depuis six ans. Translucides les baies vitrées poisseuses. Réparée la porte du frigo arrachée un soir avec l’aide d’un copain de cuite. Nettoyée la nicotine sur la Passion selon saint Matthieu. À la poubelle le tapis persan d’Angélique, sa première et dernière femme. Achevés à coups de marteau les clous qui, en dépassant de la commode, déchiraient si fréquemment ses chaussettes.

En deux jours de diète, Mc Cash avait fait sa petite révolution. Il avait lavé, frotté, rincé, briqué les symboles qu’il croyait tutélaires de son existence, en un mot, il venait de faire le ménage dans sa vie.

Dans cette affaire, Nietzsche l’avait un peu aidé :

Le sceptique parle : La moitié de ta vie est passée L’aiguille tourne, ton âme frissonne ! Longtemps déjà elle a erré, Elle cherche et n’a pas trouvé — et la voici qui hésite ? La moitié de ta vie est passée : Elle fut douleur et erreur, d’heure en heure ! Que cherches-tu encore ? Pourquoi ? — C’est justement ce que je cherche — ce que je cherche !

À l’ombre du grand homme, voilà qu’il lui poussait des envies…

*

En dépit de l’heure tardive, Gwénaëlle Magadec n’eut pas l’air surprise de voir un borgne sonner à la porte de son appartement, un magnétoscope poussiéreux dans les bras.

— Je ne vous dérange pas ?

— Heu… non, rétorqua-t-elle en resserrant sa chemise mal boutonnée : j’étais en train de réviser.

Dans l’entrebâillement de la porte, ses pieds nus retenaient Arturo, qui venait pointer ses moustaches.

— Vous avez retrouvé votre chat ?

— Oui. Pas grâce à vous, insinua-t-elle en rappelant leur dernière entrevue.

— Pourquoi vous dites ça ?

— À votre tête, j’imagine que pour vous les animaux sont rien que des pauvres cons.

— Bah ! Pas tous.

Ils sourirent un peu. Pas beaucoup. C’était un flic.

— Que puis-je pour vous ?

— J’ai retrouvé une de vos déclarations dans mon carnet : au sujet du film que Le Cairan devait vous enregistrer…

— Oui ?

— Vous avez déclaré qu’il devait vous enregistrer un film : vous vouliez dire qu’il ne l’a pas fait ?

— Effectivement. C’est pour ça qu’il m’a donné son double de clé : pour que j’aille rechercher la vidéo chez lui. J’en ai besoin pour l’agreg… C’est celui de Fred, non ? fit-elle en désignant le magnétoscope qui trônait dans ses mains.

— Oui, je viens de chez lui.

— Vous aussi vous avez ses clés ?

— Non. Vous pouvez m’aider ? Ce ne sera pas long…

— Heu… Oui, oui…

Elle ouvrit la porte de son appartement et ajouta :

— Yann n’est pas là. Pour quoi faire ?

— Visionner la cassette que Fred ne vous a pas enregistrée.

Elle le regarda, interloquée. Arturo fila devant eux, la queue basse. Des feuilles griffonnées faisaient un éventail sur la table basse du salon.

— L’agrégation ? s’enquit-il en installant la machine près de la télévision.

— Oui. Un boulot de longue haleine.

— C’est comme la noyade.

— Vous avez de ces images…

Il s’emmêla les bras dans les fils de branchement :

— Dites-moi, si vous aviez tant besoin d’enregistrer ce film, pourquoi n’avez-vous pas tout simplement emprunté son vieux magnétoscope ?

— Eh bien…

Elle réfléchit.

— Fred m’avait promis de programmer l’enregistrement afin que je récupère le film lundi, lors de mon retour : je déjeunais le dimanche midi chez mon père, dans le Morbihan… Vous voulez un café, du vin ?

Ça ne répondait toujours pas à sa question.

— Café. Avec une larme de whisky si vous en avez.

Gwénaëlle sourit jusqu’à la cuisine. Quand elle revint, les mains encombrées, Mc Cash avait fini ses branchements.

— Vous savez pourquoi Le Cairan n’a pas programmé l’enregistrement du dimanche soir ?

— Non. J’avais pourtant insisté. Je lui avais même fourni la cassette.

— Vous n’avez rien enregistré par-dessus ? demanda-t-il en sortant la fameuse cassette de son étui.

— Non, je n’ai toujours pas de magnétoscope, inspecteur, répliqua-t-elle comme s’il avait tenté de lui tendre un piège grossier. Mais si c’est pour voir un match de rugby, je vous préviens que je risque de m’endormir avant la fin, menaça-t-elle plus amicalement.

— Pas de danger. Le match dure tout le long de la cassette ?

— Je ne suis pas sûre mais en tout cas le ballon était ovale.

Elle faisait de l’esprit la belle. Ils se servirent à boire et s’installèrent devant l’écran. La proximité d’un borgne sur son canapé procurait à Gwénaëlle une expérience inédite. C’était une fille curieuse.