Après un moment d’hésitation, il grimpa à l’étage, déposa le bouquet de fleurs sur le paillasson de madame Bertier, la paranoïaque du deuxième qui lui avait raconté les engueulades entre Le Cairan et Cherroui, et redescendit sur le palier. La sonnette était là, kitsch à souhait, à portée de main. Il hésitait toujours quand la minuterie s’éteignit, le plongeant brusquement dans le noir. Si son cœur battait, c’est qu’il lui en coûtait : et s’il louchait ? Hein ? Si sa prothèse avait bougé, si elle s’était déplacée, hein, il aurait l’air de quoi ? Peut-être qu’il louchait, en ce moment même, comme un imbécile ! Comme un ridicule et méprisable imbécile !
Au prix d’un effort lent mais démesuré, il ôta son bandeau. L’impression d’être nu. Ou mis à nu. Pestant dans sa barbe pour ce qu’il imaginait encore être une faiblesse, il rangea le bout de cuir dans sa poche et sonna.
Les secondes passèrent, trop nombreuses.
L’Irlandais allait partir quand un bruit le retint. Un léger grincement sur le parquet, un miaulement, suivi d’un silence équivoque. Sa respiration se bloqua : par l’embrasure de la porte, un pied apparut, terriblement nu…
27
Baiser
J’avais soudain tout compris : essuyer. Il fallait essuyer. Essuyer. La cave… Sur le coup, le choc m’avait presque fait vaciller. L’espace d’une seconde j’étais tombé dans le trou, celui de ma petite enfance, ce trou noir dans ma tête. Le chaînon manquant avait brusquement resurgi à la lumière de ma conscience, révélé dans toute sa nudité, sa cruauté. « Il fallait essuyer » le corps souillé d’Alice, essuyer les immondices qui la recouvraient dans la pénombre, ces saletés humaines qu’il fallait essuyer… La cave, les mots du Vioc, le ton, la voix, son haleine, tout m’était revenu d’un coup, tout m’était remonté à la gueule, ou plutôt à la cervelle. Du trou d’air qui soufflait dans ma mémoire avait jailli le loup : je devais avoir deux ou trois ans à l’époque mais j’avais enregistré l’intonation mielleuse du grand-père quand il me disait : « Il faut essuyer maintenant, il faut essuyer. » Essuyer le pipi que j’avais fait au lit.
Geignant dans le noir de la cave, j’aurais fait n’importe quoi pour couper à la punition — n’importe quoi, il le savait bien le vieux : si jeune, si petit, il savait bien que je ne me plaindrais à personne, que la terreur suffisait pour me taire à jamais, moi comme les autres.
Aujourd’hui ma sauvagerie avait enfin un nom : le Vioc.
Avec le jour naissant, les étoiles s’affalaient une à une dans le ciel. Accroupi dans le fossé qui bordait le camp de vacances, je vérifiai pour la centième fois la présence de la clé dans ma poche. Mes vêtements étaient trempés après la traversée en Zodiac mais je n’avais plus froid. Plus le temps.
Alice se tenait allongée contre le talus, les sens aux aguets, comme une lionne en chasse.
Disparaître.
Avec Mathilde.
Loin.
Je ne savais pas ce qui l’avait poussé à nous épargner mais le flic avait été clair… D’un coup d’œil, j’évaluai la grille de la colonie de vacances : deux mètres tout au plus. Un jeu d’enfant.
Je me tournai vers ma complice, le cœur battant :
— Prête ?
J’allais jaillir du fossé quand quelque chose retint mon élan : un petit morceau de papier, qu’Alice tenait entre ses lèvres… Je dus m’approcher pour lire :
Le goût baiser est-il assez proche de celui du coquelicot ?
[] non
[] à voir
[] et ta (petite) sœur ?
[] Tout Reste Mystérieux
Le goût baiser, allons bon.
Ce n’était ni le moment ni l’endroit mais les grands yeux bleus d’Alice luisaient, atlantiques… Je ne savais pas si elle était la plus belle et m’en fichais bien : je n’avais qu’elle. Je l’embrassai pour la première fois, à pleine bouche. La sensation était à la fois douce et violente. Alice aussi avait l’air d’aimer ça… Le goût baiser…
Enlacés dans le fossé, il nous fallut un temps fou pour nous redresser. Enfin, Alice remit un peu d’ordre dans sa robe froissée, passa sa langue sur ses lèvres humides. Je restai un instant à la regarder, merveille adorée, tout palpitant d’elle. À l’ombre de la colonie, son visage s’éclaira lentement, comme l’aube se lève…
— Alors, elle chuchota, tu m’aimes ?
— Bof.
Le goût baiser…