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— Parce que avec la DST au cul, tu t’imagines peut-être qu’on va s’en sortir ?

— Ça dépend.

— De quoi ?

— Bah ! De toi ! fit-elle comme une évidence.

— On est deux dans cette histoire, non ?

— La petite, tu y as pensé ?

Je ne faisais que ça…

*

Alice avait les cheveux bruns, au carré, avec une frange courte coupée un peu n’importe comment — à se demander si elle ne le faisait pas elle-même, ou exprès. Ses yeux étaient bleus mais il ne fallait pas s’y tromper : c’est elle qui avait ramassé le revolver sur le trottoir, elle qui m’avait traîné jusqu’à la Poubelle, qui avait pris le volant et décidé de fuir plutôt que de me laisser en pâture à la justice.

C’est toujours elle qui avait trouvé une planque chez son copain d’enfance et décrété la politique de l’autruche en attendant de voir comment les choses évolueraient.

Pourquoi prenait-elle tous ces risques ? Mes beaux yeux ? Il n’avait jamais été question de ça. Je la trouvais seule, contraceptive, animale, odorante et résolue à une discipline de fer. Pas du tout mon style. Nous cultivions nos différences avec assiduité, collaborions de loin et nous retrouvions pour les vacances sans cesser de nous écrire le reste du temps. Alice était ma meilleure amie, la fille avec laquelle j’aimais passer le plus de temps. Nous ne parlions pas beaucoup de nous, encore moins de nos amours — fulgurants, interchangeables, saisonniers. Je connaissais ses photos, ses graphismes et ses dessins, ses idées tordues, sa forte propension à subvertir son entourage mais à peu près rien de son passé, ni même ce qu’elle fichait au Pays basque. Je savais qu’elle y avait un frère et qu’elle y faisait des « expos ».

Des expos de quoi ? De flingues ?

La lune pliait sous le poids des nuages. Les yeux mi-clos, j’observais les ombres qui dansaient au plafond de la chambre.

La maison de Philippe Mavel était silencieuse, le temps suspendu aux bruissements des arbres. Alice dormait dans la chambre d’à côté, le vent envoyait ses murmures à la mer toute proche. La police à mes trousses, la petite sur le carreau, l’instinct de mort, toute cette bouillie qui s’accumulait dans ma tête et rien qui me permît d’en faire une pensée.

Je songeais aussi aux Viocs, à mes parents, qui n’avaient rien trouvé de mieux que de mourir au printemps sur l’autoroute du soleil, à mes autres frères et sœurs, dispersés aux quatre vents… Je songeais surtout à Philippe, le cadet, dont je me sentais si proche… Les bruits de la nuit me rappelaient la colonie de vacances où je passais tous mes étés, sans lui, près de Quiberon, quand la lueur du phare traversait le dortoir avant de repartir vers le large sans jamais donner signe de lui…

S’il est vrai qu’on ne choisit pas sa famille biologique, j’avais appris à m’en passer. Mes parents faisaient en effet partie de ces gens que la fusion rend mauvais. Inconscients, inconséquents ou égoïstes, ils avaient semé des enfants comme on plante des fleurs dans la mauvaise herbe : pour voir si ça pousse. Et quand ça poussait, ils laissaient le bouquet aux grands-parents qui, ravis de la récolte, s’occupaient de notre éducation. Chacun d’entre nous avait ainsi passé ses week-ends et ses vacances dans la grande maison de La Baule, chez les Viocs, avant de partir pour l’école primaire et la pension. Dès lors les parents ne revenaient plus qu’un week-end sur deux, toujours chez les grands-parents, ou pour les vacances, que nous passions le plus souvent à la colonie. Les parents passaient à l’occasion, notamment pour les fêtes.

Je les avais croisés pour la dernière fois à la mort de Philippe, qui venait de se tirer une balle dans la tête — ça n’allait pas fort. Les parents étaient venus avec leur camionnette, ils avaient demandé les clés aux flics, puis vidé la chambre (tout au plus le matelas pouilleux, la table de camping, le réchaud et les trois babioles que traînait le malheureux), avant de repartir dans leur propriété de Royan, me chargeant au passage de régler les frais d’obsèques… Avec le recul, ils me faisaient penser à ces scorpions qui, lorsqu’une de leurs larves tombe du dos qui les porte, choisissent de la dévorer.

Maintenant qu’ils étaient morts, qu’avais-je donc à cultiver la haine qu’ils m’avaient apprise ? Par fatalité ? Atavisme familial ? Ces brutes avaient si bien cassé mon univers que, depuis, c’était comme si je passais mon temps à essayer de le relever… Bon Dieu, je ne voyais pas qu’il était mort, ce putain de monde ?! On ne négocie pas avec le passé : il ne reviendrait pas et au fond n’avait jamais été. Ce soir-là, dans mon lit, je sentis le côté dérisoire et pathétique de mon combat… Alice avait raison : si on ne choisit pas sa famille, on peut l’envoyer au diable.

Il fallait tout recommencer, depuis le début.

Elle dormait en chien de fusil à la lueur du Velux, une main agrippée au drap, l’autre enfoncée dans la bouche, entre le pouce et l’index, comme elle faisait souvent. J’ai approché doucement :

— Tu dors ?

Aveuglée par le filet de lumière qui filtrait du palier, Alice eut un geste de repli.

— Oui.

Je devais faire une drôle de tête.

— Qu’est-ce qui se passe ? dit-elle.

— C’est au sujet de ton jeu…

Alice se réveilla alors complètement : j’acceptais.

La boîte à chaussures trônait sur la table du salon. Même les canaris s’étaient tus. Alice ouvrit la petite trousse de couture qui se trouvait à l’intérieur, saisit le paquet de « Zouave » et ôta une feuille extrafine du paquet.

— Tiens.

Alice s’éclipsa avec le reste de la boîte et referma la porte derrière elle, me laissant seul dans le salon, avec mon bic noir…

J’observai le crayon et le papier comme s’ils allaient bientôt me répondre. C’était ma première confession païenne, et j’hésitais un peu — où commencer ? Je cherchai un moment l’inspiration par la fenêtre mais le ciel me passa par-dessus, tous feux éteints. Alors sans fioritures, en quelques mots bien sentis, j’enterrai mon enfance. Du moins sur le papier…

Des effluves de poisson naviguaient çà et là quand j’entrai dans la cuisine où Alice bricolait, un vieux pull sur les épaules. Devant elle, sur la table de bois, une balle de calibre .44, l’épingle à chapeau et deux petites pinces. Je déposai le bout de papier criblé d’encre fraîche près du revolver.

— Tu crois que ça servira à quelque chose ?

Deux petites rides sabraient la commissure de ses yeux quand elle répondit :

— On va bien voir…

Serrant le sertissage à l’aide de la pince, prenant soin de ne pas renverser la poudre et la bourre, Alice ôta la douille et disposa le tout sur la table de bois. Je remarquai alors que la balle avait été perforée dans le sens de la longueur… Sans lire un mot de ce qui était écrit sur le papier à cigarette, adroite, méticuleuse, Alice roula le message secret et, s’aidant de l’épingle à chapeau, le glissa dans la minuscule anfractuosité cylindrique prévue à cet effet. Je hochai la tête, impressionné. Enfin elle remit la bourre, cala le projectile dans sa douille et referma le sertissage avec le même brio.

La balle était prête.

— On y va ?

Il faisait nuit noire dehors ; on a traversé la départementale qui passait au bout du chemin et suivi la lune jusqu’aux rochers de Trégana. Alice filait en tête à travers la lande, silhouette vague parmi les joncs que je suivais à la trace. Le vent grondait plus fort à mesure qu’on approchait des récifs. D’après elle, personne ne viendrait nous importuner. Alice venait là fumer des cigarettes avec Philippe Mavel : à part un ancien moulin à grain, le coin était désert.