Puis, dans les clairs étés, lorsque les moissons mûres
Font venir les faucheurs aux bras noirs dans les blés,
Lorsque les lins en fleur, au moindre vent troublés,
Ondulent comme un flot, avec de longs murmures,
Elle allait ramassant la gerbe qui tombait.
Le soleil dans un ciel presque jaune flambait,
Versant une chaleur meurtrière à la plaine ;
Les travailleurs courbés se taisaient, hors d'haleine.
Seules les larges faux, abattant les épis,
Traînaient leur bruit rythmé par les champs assoupis ;
Mais elle, en jupon rouge, et la poitrine à l'aise
Dans sa chemise large et nouée à son col,
Ne semblait point sentir ces ardeurs de fournaise
Qui faisaient se faner les herbes sur le sol.
Elle marchait alerte et portait à l'épaule
La gerbe de froment ou la botte de foin.
Les hommes se dressaient en la voyant de loin,
Frissonnant comme on fait quand un désir vous frôle,
Et semblaient aspirer avec des souffles forts
La troublante senteur qui venait de son corps,
Le grand parfum d'amour de cette fleur humaine !
Puis, voilà qu'au déclin d'un long jour de moisson,
Quand l'Astre rouge allait plonger à l'horizon,
On vit soudain, dressés au sommet de la plaine
Comme deux géants noirs, deux moissonneurs rivaux,
Debout dans le soleil, se battre à coups de faux !
Et l'ombre ensevelit la campagne apaisée.
L'herbe rase sua des gouttes de rosée ;
Le couchant s'éteignit, tandis qu'à l'orient
Une étoile mettait au ciel un point brillant.
Les derniers bruits, lointains et confus, se calmèrent :
Le jappement d'un chien, le grelot des troupeaux ;
La terre s'endormit sous un pesant repos,
Et dans le ciel tout noir les astres s'allumèrent.
Elle prit un chemin s'enfonçant dans un bois,
Et se mit à danser en courant, affolée
Par la puissante odeur des feuilles, et parfois
Regardant, à travers les arbres de l'allée,
Le clair miroitement du ciel poudré de feu.
Sur sa tête planait comme un silence bleu,
Quelque chose de doux, ainsi qu'une caresse
De la nuit, la subtile et si molle langueur
De l'ombre tiède qui fait défaillir le cœur,
Et qui vous met à l'âme une vague détresse
D'être seul. – Mais des pas voilés, des bonds craintifs,
Ces bruits légers et sourds que font les marches douces
Des bêtes de la nuit sur le tapis des mousses,
Emplirent les taillis de frôlements furtifs.
D'invisibles oiseaux heurtaient leur vol aux branches.
Elle s'assit, sentant un engourdissement
Qui, du bout de ses pieds, lui montait jusqu'aux hanches,
Un besoin de jeter au loin son vêtement,
De se coucher dans l'herbe odorante, et d'attendre
Ce baiser inconnu qui flottait dans l'air tendre.
Et parfois elle avait de rapides frissons,
Une chaleur courant de la peau jusqu'aux moelles.
Les points de feu des vers luisants dans les buissons
Mettaient à ses côtés comme un troupeau d'étoiles.
Mais un corps tout à coup s'abattit sur son corps ;
Des lèvres qui brûlaient tombèrent sur sa bouche,
Et dans l'épais gazon, moelleux comme une couche,
Deux bras d'homme crispés lièrent ses efforts.
Puis soudain un nouveau choc étendit cet homme
Tout du long sur le sol, comme un bœuf qu'on assomme ;
Un autre le tenait couché sous son genou
Et le faisait râler en lui serrant le cou.
Mais lui-même roula, la face martelée
Par un poing furieux. – À travers les halliers
On entendait venir des pas multipliés. –
Alors ce fut, dans l'ombre, une opaque mêlée,
Un tas d'hommes en rut luttant, comme des cerfs
Lorsque la blonde biche a fait bramer les mâles.
C'étaient des hurlements de colère, des râles,
Des poitrines craquant sous l'étreinte des nerfs,
Des poings tombant avec des lourdeurs de massue,
Tandis qu'assise au pied d'un vieux arbre écarté,
Et suivant le combat d'un œil plein de fierté,
De la lutte féroce elle attendait l'issue.
Or quand il n'en resta qu'un seul, le plus puissant,
Il s'élança vers elle, ivre et couvert de sang ;
Et sous l'arbre touffu qui leur servait d'alcôve
Elle reçut sans peur ses caresses de fauve !
III
Quand le feu prend soudain dans un village, on voit
L'incendie égrener, ainsi qu'une semence,
Ses flammes à travers le pays ; chaque toit
S'allume à son voisin comme une torche immense,
Et l'horizon entier flamboie. Un feu d'amour
Qui ravageait les cœurs, brûlait les corps, et, comme
L'incendie, emportait sa flamme d'homme en homme,
Eut bientôt embrasé le pays d'alentour.
Par les chemins des bois, par les ravines creuses,
Où la poussait, le soir, un instinct hasardeux,
Son pied semblait tracer des routes amoureuses,
Et ses amants luttaient sitôt qu'ils étaient deux.
Elle s'abandonnait sans résistance, née
Pour cette œuvre charnelle, et le jour ou la nuit,
Sans jamais un soupir de bonheur ou d'ennui,
Acceptait leurs baisers comme une destinée.
Quiconque avait suivi de la bouche ou des yeux
Tous les sentiers perdus de son corps merveilleux,
Cueillant ce fruit d'ivresse éternelle que sème
La Beauté dans ces flancs de déesse qu'elle aime,
Gardait au fond du cœur un long frémissement
Et, grelottant d'amour comme on tremble de fièvre,
Il la cherchait sans cesse avec acharnement,
Laissant tomber des mots éperdus de sa lèvre.
IV
Les animaux aussi l'aimaient étrangement.
Elle avait avec eux des caresses humaines,
Et près d'elle ils prenaient des allures d'amant.
Ils frottaient à son corps ou leurs poils ou leurs laines ;
Les chiens la poursuivaient en léchant ses talons ;
Elle faisait, de loin, hennir les étalons,
Se cabrer les taureaux comme auprès des génisses,
Et l'on voyait, trompé par ces ardeurs factices,
Les coqs battre de l'aile et les boucs s'attaquer
Front contre front, dressés sur leurs jambes de faunes.
Les frelons bourdonnants et les abeilles jaunes
Voyageaient sur sa peau sans jamais la piquer.
Tous les oiseaux du bois chantaient à son passage,
Ou parfois d'un coup d'aile errant la caressaient,
Nourrissant leurs petits cachés en son corsage.
Elle emplissait d'amour des troupeaux qui passaient,
Et les graves béliers aux cornes recourbées,
N'écoutant plus l'appel chevrotant du berger,
Et les brebis, poussant un bêlement léger,
Suivaient, d'un trot menu, ses grandes enjambées.