V
Certains soirs, échappant à tous, elle partait
Pour aller se baigner dans l'eau fraîche. La lune
Illuminait le sable et la mer qui montait.
Elle hâtait le pas, et sur la blonde dune
Aux lointains infinis et sans rien de vivant,
Sa grande ombre rampait très vite en la suivant.
En un tas sur la plage elle posait ses hardes,
S'avançait toute nue et mouillait son pied blanc
Dans le flot qui roulait des écumes blafardes,
Puis, ouvrant les deux bras, s'y jetait d'un élan.
Elle sortait du bain heureuse et ruisselante,
Se couchait tout du long sur la dune, enfonçant
Dans le sable son corps magnifique et puissant,
Et, quand elle partait d'une marche plus lente,
Son contour demeurait près du flot incrusté.
On eût dit à le voir qu'une haute statue
De bronze avait été sur la grève abattue,
Et le ciel contemplait ce moule de Beauté
Avec ses milliers d'yeux. – Puis la vague furtive
L'atteignant refaisait toute plate la rive !
VI
C'était l'Être absolu, créé selon les lois
Primitives, le type éternel de la race
Qui dans le cours des temps reparaît quelquefois,
Dont la splendeur est reine ici-bas, et terrasse
Tous les vouloirs humains, et dont l'Art saint est né.
Ainsi que l'Homme aima Cléopâtre et Phryné
On l'aimait ; et son cœur répandait, comme une onde,
Sa tendresse abondante et sereine sur tous.
Elle ne détestait qu'un être par le monde :
C'était un vieux berger perfide à qui les loups
Obéissaient.
Jadis une Bohémienne
Le jeta tout petit dans le fond d'un fossé.
Un pâtre du pays qui l'avait ramassé
L'éleva, puis mourut, lui laissant une haine
Pour quiconque était riche ou paraissait heureux,
Et, disait-on, beaucoup de secrets ténébreux.
L'enfant grandit tout seul sans famille et sans joies,
Menant paître au hasard des chèvres ou des oies,
Et tout le jour debout sur le flanc du coteau,
Sous la pluie et le vent et l'injure des bouches.
Alors qu'il s'endormait roulé dans son manteau,
Il songeait à ceux-là qui dorment dans leurs couches ;
Puis, quand le clair soleil baignait les horizons,
Il mangeait son pain noir en guettant par la plaine
Ce filet de fumée au-dessus des maisons
Qui dit la soupe au feu dans la ferme lointaine.
Il vieillit. – Un effroi grandit à ses côtés.
On en parlait, le soir, dans les longues veillées,
Et d'étranges récits à son nom chuchotés
Tenaient jusqu'au matin les femmes réveillées.
À son gré, disait-on, il guidait les destins,
Sur les toits ennemis faisait choir des désastres,
Et, déchiffrant ces mots de feu qui sont les astres,
Épelait l'avenir au fond des cieux lointains.
Tout le jour il roulait sa hutte vagabonde,
Ne se mêlant jamais aux hommes et souvent,
Quand il jetait des cris inconnus dans le vent,
Des voix lui répondaient qui n'étaient point du monde.
On lui croyait encore un pouvoir dans les yeux,
Car il savait dompter les taureaux furieux.
Et puis d'autres rumeurs coururent la contrée.
Une fille, qu'un soir il avait rencontrée,
Sentit à son aspect un trouble la saisir.
Il ne lui parla pas ; mais, dans la nuit suivante,
Elle se réveilla frissonnant d'épouvante ;
Elle entendait, au loin, l'appel de son désir.
Se sentant impuissante à soutenir la lutte,
Malgré l'obscurité redoutable, elle alla
Partager avec lui la paille de sa hutte !
Lors, suivant son caprice impur, il appela
Des filles chaque soir. Toutes, jeunes et belles,
Sans révolte pourtant, et sans pudeurs rebelles,
Prêtaient des seins de vierge aux choses qu'il voulait
Et paraissaient l'aimer bien qu'il fût vieux et laid.
Il était si velu du front et de la lèvre,
Avec des sourcils blancs et longs comme des crins,
Que, semblable au sayon qui lui couvrait les reins,
Sa figure semblait pleine de poils de chèvre !
Et son pied bot mettait sur la cime du mont,
Quand le soleil couchant jetait son ombre aux plaines,
Comme un sautillement sinistre de démon.
Ce vieux Satan rustique et plein d'ardeurs obscènes,
Près d'un coteau désert et sans verdure encor
Mais que les fleurs d'ajoncs couvraient d'un manteau d'or,
Par un brillant matin d'avril, rencontra celle
Que le pays entier adorait. – Il reçut
Comme un coup de soleil alors qu'il l'aperçut,
Et frémit de désir tant il la trouva belle.
Et leurs regards croisés s'attaquèrent. – Ce fut
La rencontre de Dieux ennemis sur la terre !
Il eut l'étonnement d'un chasseur à l'affût
Qui cherche une gazelle et trouve une panthère !
Elle passa. – La fleur de ses lourds cheveux blonds
Se confondit, au pied de la côte embaumée,
Comme un bouquet plus pâle, avec les fleurs d'ajoncs.
Pourtant elle tremblait, sachant sa renommée,
Et malgré le dégoût qu'elle sentait pour lui,
Redoutant son pouvoir occulte, elle avait fui.