Elle erra jusqu'au soir ; mais, à la nuit venue,
Elle s'épouvanta, pour la première fois,
De l'ombre qui tombait sur les champs et les bois.
Alors, en traversant une noire avenue,
Entre les rangs pressés des chênes, tout à coup,
Elle crut voir le pâtre immobile et debout.
Mais, comme elle partit d'une course affolée,
Elle ne sut jamais, dans son effarement,
Si ce qu'elle avait vu n'était pas seulement
Quelque tronc d'arbre mort au milieu de l'allée.
Et des jours et des mois passèrent. Sa raison,
Comme un oiseau blessé qui porte un plomb dans l'aile,
S'affaissait sous la peur incessante et mortelle.
Même elle n'osait plus sortir de sa maison,
Car sitôt qu'elle allait aux champs, elle était sûre
De voir le Vieux paraître au détour d'un chemin ;
Son œil rusé semblait dire : « C'est pour demain »,
Et mettait comme un fer ardent sur la blessure.
Bientôt un poids si lourd courba sa volonté
Qu'en son cœur engourdi de crainte vint à naître
Un besoin d'obéir à la fatalité.
Et, décidée enfin à se rendre à son Maître,
Elle alla le trouver par une nuit d'hiver.
La neige dont le sol était partout couvert
Étalait sa blancheur immobile. Une brise,
Qui paraissait venir du bout du monde, errait
Glaciale, et faisait craquer par la forêt
Les arbres qui dressaient, tout nus, leur forme grise.
Dans le ciel douloureux, la lune, ainsi qu'un fil
De lumière, indiquait à peine son profil.
La souffrance du froid étreignait jusqu'aux pierres.
Elle marchait, les pieds gelés, et sans songer,
Certaine qu'elle allait trouver le vieux berger,
Et tachant d'un point noir les plaines solitaires.
Mais elle s'arrêta clouée au sol : là-bas,
Sur la neige, couraient deux bêtes effrayantes ;
Elles semblaient jouer et prenaient leurs ébats,
Et l'ombre agrandissait leurs gambades géantes.
Puis, poussant par la nuit leurs élans vagabonds,
Toutes deux, dans l'ardeur d'une gaieté folâtre,
Du fond de l'horizon vinrent en quelques bonds.
Elle les reconnut : c'étaient les chiens du pâtre.
Hors d'haleine, efflanqués par la faim, l'œil ardent
Sous la ronce des poils emmêlés de leur tête,
Ils sautaient devant elle avec des cris de fête
Et ce rire velu qui découvre la dent.
Comme deux grands Seigneurs vont en une province
Quérir et ramener la Belle de leur Prince,
Et, la guidant vers lui, caracolent autour,
Ainsi la conduisaient ces messagers d'amour.
Mais l'Homme qui guettait, debout sur une butte,
Vint, et lui prit le bras en montant vers sa hutte.
La porte était ouverte, il la poussa dedans,
La dévêtant déjà de ses regards ardents,
Et des pieds à la tête il tressaillit de joie,
Ainsi qu'on fait au choc d'un bonheur qu'on attend.
Depuis qu'il l'avait vue il était haletant
Comme un limier qui chasse et n'atteint point sa proie !
Or, quand elle sentit traîner contre sa peau
La caresse visqueuse ainsi qu'une limace
De ce vieux qui gardait l'odeur de son troupeau,
Tout son être frémit sous ce baiser de glace.
Mais lui, tenant ce corps d'amour, aux flancs si doux,
Que tant de fiers garçons devaient déjà connaître,
Et fait pour être aimé si follement de tous,
En son cœur de vieillard difforme, sentit naître
La jalousie aiguë et sans pardon. Il eut
Un besoin vague et fort de vengeance cruelle !
Elle subit d'abord l'amant maigre et poilu,
Puis, comme elle luttait, il se rua sur elle
En la frappant du poing pour qu'elle consentît,
Et le silence épais des neiges amortit
Quelques cris, comme ceux des gens qu'on assassine.
Tout à coup, les deux chiens poussèrent longuement
Par la plaine déserte un triste hurlement,
Et des frissons de peur couraient sur leur échine.
Dans la cabane alors ce fut comme un combat :
Les heurts désespérés d'un corps qui se débat
Sonnant contre les murs de l'étroite demeure ;
Puis, comme les sanglots d'une femme qui pleure !
Et la lutte reprit, dura longtemps, cessa
Après un faible appel de secours qui passa
Et mourut sans écho dan les champs !
Le jour pâle
Commençait à tomber faiblement du ciel gris.
Un vent plus froid geignait avec le bruit d'un râle.
Le givre avait roidi les arbres rabougris
Qui semblaient morts. C'était partout la fin des choses.
Mais, comme on lève un voile, un nuage glissant
Fit pleuvoir sur la neige un flot de clartés roses.
Le ciel devenu pourpre éclaboussa de sang
Et le coteau désert au bout des plaines blanches,
Et la hutte du pâtre, et la glace des branches.
On eût dit qu'un grand meurtre emplissait l'horizon !
– Et le berger parut au seuil de sa maison. –
Il était rouge aussi, plus rouge que l'aurore !
Même, lorsque le ciel cramoisi fut lavé,
Quand tout redevint blanc sous le soleil levé,
Lui, hagard et debout, semblait plus rouge encore,
Comme s'il eût trempé son visage et sa main,
Avant que de sortir, dans un flot de carmin.
Il se pencha, prenant de la neige, et la trace
De ses doigts fit par terre un large trou sanglant.
S'étant agenouillé pour se laver la face,
Une eau rouge en coula, qu'il regardait, tremblant,
Avec des soubresauts de peur. – Puis il s'enfuit.