Tout est désert. Pas un greffier dans les rues, pas une vieille femme sur le pas d’une lourde, pas un enfant sautillant dans les venelles ensoleillées. A croire que ce village est inoccupé ou que ses habitants ont pris la veille une sangria géante bourrée de somnifère.
Je finis par aviser un petit panneau indiquant une agence de vente. Dans un trou d’ombre où ronronne un immense ventilateur plafonnard, une aimable jouvencelle téléphone à Julio comme quoi elle est allée danser au Don Pepe, la veille, et que c’était plein d’Italiens à la main baladeuse. Ces mecs ne pensent qu’à « ça ». T’acceptes une gambille et les voilà qui triquent comme des perdus !
Lorsqu’elle a achevé de doléer sur la sœur latine, elle m’indique la maison de la « jolie Chinoise ». C’est juste la rue au-dessus. On gravit des escadrins, on traverse l’aire de la piscaille, à nouveau des marches, ensuite…
Je lui souris un remerciement fourbi à l’Email Diamant. La torpeur est de plus en plus dense sur Lomas. Au bord de la piscine, y a deux adolescentes en maillot monopièce suggestif qui se chuchotent des dégueulasseries. Elles bronzent à vue d’œil. L’eau bleue n’est animée que par le filtre d’épuration. Tiens ! Une guêpe ! Elle passe près de moi sans me saluer et va au pollen.
Je grimpe le deuxième escalier. Quel diable me pousse ? Ne ferais-je pas mieux de rester auprès de ma Merveilleuse dans notre exquis studio du Puente Romano ?
Non, franchement, ce roman est superbe, tu verras ! Pour ce qui est du rapport qualité-prix, je vois pas où tu pourrais trouver mieux. Sans vouloir t’éventrer la mèche, comme dit Bérurier-le-Gros (dont la devise est : « Mieux vaut queutard que jamais »), je peux te dire que ma visite à la Chinoise aura des conséquences. Sa casa est l’une des plus ravissantes du village. Double porte flanquée de deux lanternes anciennes. Grilles galbées aux fenêtres… Un jardinet clos d’un mur la prolonge, duquel émerge un palmier (retiens bien cette datte). On entend murmurer un jet d’eau au centre d’une vasque. Je sonne.
C’est le Chinois grassouillet, qui escortait la belle et son blondinet, qui vient délourder. Il est en short blanc, tee-shirt jaune, sur le devant duquel est peint un tigre endormi, avec cette phrase que je te traduis de l’anglais : « Pour me réveiller, tirez-moi par la queue, s’il vous plaît ! » Le gonzier a les jambes tellement arquées qu’il doit être japonais plutôt que chinois. Car, si tu l’auras remarqué, les Japs ont presque tous des guibolles Louis XV pour faire le pendant avec leurs tronches en plat d’offrande. Note que je suis téméraire de débloquer sur eux car je suis traduit au Japon et s’ils se vexent, ces cons vont me biscoter, comme dit encore et toujours le Mastar. Qu’après, je serai obligé d’aller chez Cavanna pour me faire Hara-Kiri !
J’adresse un salut muet au gars.
— Pourrais-je avoir le grand honneur et l’indicible plaisir de m’entretenir avec Mlle Li Pût ? je lui demandé-je avec onction, componction et conjonction de coordination.
J’ai jacté en anglais. Le mec me répond dans le même patois :
— Que lui voulez-vous ?
— Vous parlez espagnol ? m’enquiers-je, au lieu de répondre.
— Non, dit-me-t-il.
Je lui produis alors ma carte professionnelle. Pour un Asiatique qui ignore les langues latines, la différence entre le français et l’espingo est mièvre. De plus, le mot « police » offre l’avantage d’être le même sur tous les continents. Le Jaune le retapisse d’entrée de jeu, ce qui n’est pas dif vu qu’il est écrit plus gros que tout le reste.
Sans lui laisser le temps de se livrer à une radioscopie du document, je le renfouille. Et puis, bon, très bien, j’attends, les mains croisées devant ma braguette, comme Laurent Fabius quand il va à la messe donnée au profit des victimes de la Mort.
Mon vis-à-vis ne se presse pas non plus.
Tel qu’il se tient, avec son regard en boutonnières de complet neuf, on pourrait croire qu’il pense à la taxe sur la valeur surajoutée. Instant étrange. On réagit comme si on s’était oubliés, ou qu’on soit devenus transparents. Moi, fort de ma requête posée en bonnet difforme, je décide que mon autonomie de garde-à-vous est de plusieurs heures et qu’il devrait se passer quelque chose avant que mes muscles ou ma vessie ne crient grâce, comme ce pauvre Rainier devant la tombe de sa malheureuse épouse qu’on a tous tant tellement regrettée, à part Match.
— Miss Li Pût se repose, finit-il par déclarer.
— Je la comprends, fais-je ; les vacances, c’est les vacances.
— Ne pourriez-vous repasser plus tard ? s’enquiert le plat d’offrande.
— Non, répondis-je aimablement et catégoriquement, car je suis capable de faire deux choses à la fois.
J’ajoute :
— Je ne peux pas repasser, mais je peux attendre et ceci compense cela, n’est-ce pas ?
Vaincu, il s’écarte pour m’inviter à entrer. Je pénètre de plain-pied dans un salon tout blanc, avec des meubles blancs, des tapis blancs, des rideaux blancs. Seules, des toiles abstraites flanquent des taches de couleur dans tout ce laitage. Et aussi un compotier plein de fruits artificiels.
L’homme qui a mis un tigre sur son thorax me montre un fauteuil que mon cul compatissant adopte séant tenant et s’éclipse (de lune, vu sa bouille).
Il flotte dans la pièce un parfum subtil que nos narines occidentales n’ont pas l’habitude de renifler. Ça me fait penser à un bordel de Bangkok que j’ai beaucoup aimé. Comme si on avait fait brûler des bâtonnets de je ne sais quoi qu’on ne trouve pas chez nous.
Je cherche des détails qui exprimeraient la personnalité des occupants, mais excepté le parfum extrêmoriental, je n’en trouve aucun. Pas un journal, pas un livre, pas un paquet de cigarettes, pas le moindre objet personnel. Ce salon pourrait être celui d’un appartement témoin composé par un décorateur. Il fait d’ailleurs très décor. C’est culotté, vaguement élégant, mais ça doit finir par te pomper l’air au bout d’assez peu de temps.
Le Chinetoque réapparaît, furtif.
— Miss Li Pût va vous recevoir, m’annonce-t-il. Si vous voulez bien me suivre…
On passe dans la carrée voisine qui se trouve être une chambre à coucher. Il y règne une pénombre un peu glauque. Malgré les rideaux tirés devant la fenêtre, l’impétueux soleil d’Andalousie — olé ! — réussit à couler des vermicelles d’or çà et là. De plus, une curieuse lampe à huile est allumée sur un meuble. L’huile est parfumée et c’est son odeur qui s’insinue dans le salon voisin. Le verre de ce lumignon est rouge, mettant une lueur pourpre dans la pièce. Mon regard fait vite l’acquisition des lieux, comme l’écrirait la pointe (Bic de Marguerite) Duras, dans ses bons jours. Je distingue un grand lit espagnol en bois tourné, avec quatre montants en pas de vis. La sublime créature aperçue la veille est là, adossée à une paire d’oreillers noirs. Et les draps sont noirs également. Le couvre-lit replié, lui, est orange.
Je reste debout devant le catafalque, vachement dérouté, quoi, merde, faut comprendre ! Miss Li Pût porte une chemise de nuit assez chaste, noire, avec de la dentelle. Tout ce noir devrait être funèbre, non ? Eh bien, il fait seulement précieux, voire surréaliste. Le visage admirable se détache comme celui d’une apparition (j’en ai jamais vu, mais on m’en a causé) dans les ténèbres. Ce regard presque minéral brille d’un éclat infiniment précieux.
— Bonjour, mademoiselle, bafouillé-je.
Sa voix est une merveille. Douce, chaude, vibrante :
— Bonjour. Vous êtes de la police, me dit-on ; et vous désirez me parler ?