— Si l’écrit pas, c’est qu’y peut pas ! trancha le Mastar.
— Comment ne le pourrait-il pas, lui si astucieux, si téméraire ? Ne me dites pas qu’il lui est impossible d’écrire furtivement un mot et de le jeter dans une boîte aux lettres au cours de ces voyages dont je parlais à l’instant !
Le révérend Pinaud se racla la gorge, comme chaque fois qu’il s’apprêtait à exprimer du définitif.
Il portait un très beau costume de coutil dans les tons caca-d’oie et, chose rarissime, une chemise Lacoste blanche. Il avait changé son vieux feutre gris contre un chapeau américain, en paille noire, orné d’un ruban représentant des carreaux blancs et mauves, d’un irrésistible effet.
— Si vous voulez mon avis, Antoine est sur une affaire fumante. Il a feint de pactiser avec ces Chinois et se garde de toute fausse manœuvre susceptible de compromettre ses plans.
— Peut-être, admit Marie-Marie ; mais peut-être pas !
Elle éclata en sanglots.
Ce n’était pas la première fois, hélas, qu’elle pleurait depuis le début de cette sinistre affaire. Le chagrin avait commencé à Marbella, dans leur studio du Puente Romano. Vers le milieu de l’après-midi, alors qu’elle se rongeait le sang au sujet de son bien-aimé dont elle était, depuis des heures, sans nouvelles, un Chinois était venu la trouver. En anglais, il lui avait infligé la plus terrible déception de sa vie. Son compagnon la priait de rentrer en France et de considérer que tout était rompu entre eux. Il avait eu la révélation de l’amour véritable et entendait se consacrer totalement à celle qui venait de le conquérir. Preuves à l’appui : des photos prises au polaroïd. Ces affreux clichés montraient San-Antonio en « pleine action » avec une Jaune sublime. L’ardeur et la démesure de leur étreinte se lisaient clairement sur les images. Il y avait, entre autres, un assez gros plan du visage de « son » Antoine qui témoignait de l’intensité de la jouissance qu’il connaissait avec cette Asiatique. Malgré tout, Marie-Marie s’était rebiffée. Déclarant à Koû d’Ban Boû qu’elle ne quitterait pas l’hôtel tant que son compagnon ne le lui aurait pas ordonné lui-même. L’homme, alors, avait changé de ton. Il s’était montré si glacial, si inexorable, si menaçant, lui démontrant qu’en ne cédant pas elle provoquerait ce qu’il appelait « des catastrophes en chaîne », qu’elle avait cédé. Son instinct, tout autant que l’inquiétant personnage, lui avait soufflé d’obéir, pour sa sécurité et celle de son volage fiancé.
Béru quitta son siège et s’approcha de sa nièce. Il pressa la tête de Marie-Marie contre sa grosse brioche éternellement en butte à des gargouillements. On avait le plus souvent l’impression d’un pet remontant du fond d’une baignoire, et d’autres fois ça produisait un bruit de vélomoteur dans une église, tout ça…
— Ecoute, moufflette, fit-il d’une voix peu sûre ; t’es d’ac qu’j’sus positivement et pratiquement comme qui dirait pour ainsi dire ton père, à peu d’choses près ? J’t’ai él’vée d’mon mieux, moi et ta tante Berthe. T’as eu tout c’qu’y t’a fallu pour manquer d’rien, exaguete ? On t’a foutu un’ éducation qu’à côté d’laquelle celle des chiares d’la cour d’Angleterre ressemb’ à celle qu’r’çoit les mômes de Sarcelles. J’exagère-t-il ? Non ? Bon. Tu circonviens qu’on t’a poussée au fion dans les études, ma gosse ? A preuv’ : t’ v’là professeuse, licencieuse, obtenteuse du certificat de cap et d’épaisse, déteneuse d’une maîtrite, en cours de représenter une désagrégation d’Histoire su’ j’sais plus quel from’ton à la con qu’personne n’en déhors d’toi sait qui est-ce.
Il reprit souffle au bout de sa longue phrase dont la technicité lui asséchait les papilles. Mais elle ne constituait qu’un préambule chargé de baliser le parcours.
— R’présentant pour nous tout ce dont je dis, ma gosseline, j’irais pas t’chambrer si j’penserais pas profondely c’que je cause. Au risque d’te faire du mal, je t’balancerais toute la vérité, biscotte on peut pas aller d’l’avant sans elle. Vois-tu, Marie-Marie, j’connais Sana, non pas comme ma poche, vu qu’elle est toujours trouée, j’ sais pas comment j’me débrouille, et le vrai fond de mes fouilles c’est l’trottoir ; mais j’connais Sana aussi bien qu’l’Bon Dieu nous connaît nous autres, malgré qu’tu croyes guère en lui av’c l’esprit d’aujourd’hui. Sana, j’vais pas t’faire d’cadeau : c’est l’plus grand queutard que j’eusse jamais connu en déhors d’moi. S’il te marie un jour, d’mande-lu pas d’te jurer fidélité, y l’en s’ra jamais capab’. Lu, un coup d’bite, y peut pas passer à côté. C’est maladive chez nous ; et même la vieille Pinasse, ici présent, est commak. Je mens-je, César ?
— Je ne suis plus ce que j’ai été, tente de minimiser le Débris.
Ce qui arrache un barrissement au Gros.
— Ecoutez-moi c’t’apôtre ! Quand t’est-ce qu’il voit un cul, il enlève plus vite son falzar qu’son bitos ! Boug’d’hypocrate, va. Vise-me-le : on dirait l’Petit Jésus qui s’rait d’venu gâteux ! Bon, mais c’est pour t’en r’venir, ma crotte, que nous aut’ julots, faut pas confond’ zob et palpitant. Verger une pécore au passage, c’est kif écluser un gorgeon d’muscadet ; aimer sa femme, alors là, pardon ! La différence des deux, c’est la cathédrale de Chartres par rapport à une pissotière. Pour conclusionner, c’est pas parce qu’il aura grimpé une Chinetoque viceloque que l’Antonio t’larguerait comme une malprop’. Y a eu un sac de nœuds dans cette affaire et il faut qu’on va savoir lequel ! S’il reste en Malaisie Bismurée, on va l’retrouver, c’t’emplâtre. Et quand on y aura mis la main d’sus, on saura l’pourquoi qu’y suit ces gens comme un mouton sans essayer d’nous passer d’ses nouvelles.
Bien qu’il fût prononcé dans un langage quelque peu rugueux et qui se distanciait de la syntaxe, le discours de son tonton rasséréna Marie-Marie.
— Oui ! s’enflamma-t-elle, il est prisonnier, je le sens. Nous allons le délivrer. Vous qui êtes d’excellents professionnels, vous allez retrouver la piste de cette diablesse, n’est-ce pas ?
— C’est comme si ça s’rait fait ! promit Bérurier, flatté.
— On démarre immédiatement, renchérit Pinaud.
Pour prouver que les choses sérieuses allaient commencer, il sortit une Gauloise neuve d’un paquet fripé et l’alluma, se payant même le luxe inouï d’en tirer deux bouffées avant de l’éteindre.
Marie-Marie prit sa tête à deux mains.
— Est-il encore vivant ? balbutia-t-elle.
— Juré ! crièrent en chœur ses deux compagnons.
— Ce pays brûlant me fait peur, ajouta la jeune fille. S’il vit encore, il gît peut-être dans une fosse pleine de cancrelats.
SA VOLONTÉ
La maison est sublime. En bois de teck avec d’immenses baies vitrées. Elle est de plain-pied, entourée d’une véranda dont les colonnes et les balustres sont assaillis par des plantes grimpantes.
Mis à part le terre-plein servant de parking et au fond duquel des garages troglodytes sont taillés dans l’immense roche épaulant la demeure, la nature tropicale vient lécher la maison comme un océan végétal.
J’arrête pas de béer devant cette flore exubérante. Je suis un homme de nature, ma pomme. Une pièce d’eau, un buisson, voire une simple pelouse me fascinent. Je sais depuis toujours que là est la vérité, là l’éternité : dans ce mouvement insensible des plantes et des insectes.
Tout autour c’est la forêt impétueuse, aux essences odoriférantes. Une voie large, mais qu’il faut sans cesse entretenir pour ne pas se laisser bouffer par la végétation, conduit à la route de Kuala Lumpur. Au bout d’un moment de bagnole, on retrouve la plaine marécageuse aux senteurs lourdes, un peu vénéneuses.