— Pas question. Après qu’tu l’auras, t’es capab’ d’me tirer un bras d’honneur et d’les mett’ ; t’es pas franco du collier, tézigue. Tiens, en v’là la moitié, quand t’auras balancé l’adresse t’auras l’reste, mauviette. Tonton Béru, j’voudrais qu’tu le susses : y s’laisse pas baiser en canard.
SA MISSION
Le vieux à la barbe blanche en pointe s’appelle Fou Tû Kong. Lili m’a appris qu’elle lui doit tout. Il était l’aminche de sa mère et il s’est occupé de sa formation à elle. Il l’a préparée au vice comme on met en forme un rosier auquel on veut faire décrire des figures artistiques. Il est l’un des hommes les plus puissants d’Extrême-Orient et dirige un tong aux ramifications internationales. Ma Merveilleuse me dit qu’il voit d’un mauvais œil mon intrusion dans la vie de Li Pût. Il m’aurait déjà liquidé depuis longtemps si elle ne l’avait assuré qu’elle se tuerait, le cas échéant. C’est donc pour la conserver qu’il me tolère. Peu m’importe. Tout ce qui compte, c’est elle et ce que nous faisons de nos corps. Il a repris à Lili les dragées qu’elle m’administrait ; mais la rusée qui prévoit tout en a fabriqué de fausses avec des pralines qu’elle a taillées au volume des vraies, puis recouvertes de laque à ongles de même couleur. Je ne voulais pas continuer de gober ses pilules de perlimpinpin, l’assurant qu’elles étaient superflues et que ma folie pour elle n’avait pas besoin d’adjuvant de service. Elle s’est montrée intraitable, arguant qu’il y allait de ma vie et que le moindre fléchissement dans mon comportement serait fatal.
Alors, bon : je continue de prendre les mystérieuses dragées, en loucedé. Et de lui faire l’amour comme impossible à décrire !
Tiens, ce matin encore, si je te disais, dans la baignoire grande comme une petite piscine. Marbre rose, siouplaît ! Deux marches à descendre. On se baque ensemble, miss et moi. Elle m’oint. Si tu verrais ces crèmes, lotions, onguents qu’elle dispose (c.d.B.) ! Un fourbi formide. Et efficace ! Elle m’a chipolaté le sournois au moyen d’un truc à base d’huile de palme aromatisée qui l’a fait illico (je devrais dire dare-dard) monter sur ses grands chevaux ! Je lui ai fait le coup du triton et de la sirène. La bavouille aquatique ! Qu’en complément de programme, j’allais oublier : le fond de sa baignoire est un miroir, Lili. Sans compter que l’eau forme prisme, loupe, tout bien ! Les mecs de Lui auraient assisté aux ébats, ils flashaient tous azimuts pour un reportage géant. Comme poster, le postère à Lili Pute, avec le guignolet au gars moi-même plein cadre ! De l’art !
Ça, c’était le morninge, au réveil. A midi, on a remis ça sur la balancelle du jardin. Elle se tenait à genoux dessus, accoudée au dossier. Je lui imprimais le va-et-vient de la manière que tu supposes. Une façon de lui revaloir son gag du hamac de l’autre jour. On a pris le repas de midi avec pépé Fou Tû Kong et Kou d’Ban Boû. Toujours d’une extrême délicatesse, les repas. Le vieux me lorgnait pour s’assurer que mon fanatisme flanchait pas. Mes démonstrations de tendresse avec Li Ptit ont paru le rassurer. Alors il a dit des trucs chinois à ma bien-aimée ; du sérieux, du technique, je le sentais bien ; on devine ces choses-là.
En ce moment, ils sont en pleine délibération, tous les trois. Enfermés dans une pièce servant de bureau, mais c’est pas un bureau. Plutôt un coin fumerie, avec des canapés bas, des tables plus basses encore et pas de fenêtres. La pièce est tendue de noir, agrémentée de décorations chinetoques dans les tons orange et rose. On y renifle des relents d’opium. L’éclairage léger incite à l’abandon. Je suis allé y fourrer Li Pût à plusieurs reprises.
Donc, ils jacassent, les bonzes et ma déesse. Moi, au contraire, je flâne dans la roseraie. Il y flotte un parfum ineffable. Un toit de roseaux habilement dressé épargne aux délicates fleurs les brûlures du soleil. Un peu partout, des jets d’eau tourniquent. Je m’y sens bien.
Et voilà qu’un sifflement étrange retentit. Je reconnais l’air, c’est Les Trois orfèvres, lesquels montèrent sur le toit avec de douteuses intentions qui eussent induit la S.P.A. à intervenir si le chat mis en cause ne s’était rebiffé en égratignant ces messieurs en un point particulièrement vulnérable de leur individu.
La mélodie provient d’un bouquet de camomillers géants à feuillage crédule. Je m’en approche et que distingué-je, plaqué contre un tronc d’arbre ? Pinaud ! Tu te rappelles : mon ancien collaborateur du temps que je marnais dans la Rousse. Plus délabré que toujours, gris, maigre, presque aussi décharné que Fou Tû Kong. Il est vieux comme une gare, ce con !
— Sana, bredouille-t-il. Toi, enfin !
— Qu’est-ce que tu fous là, vieux branleur ?
— Mais on te cherche, Antoine ! Je suis en Malaisie en compagnie d’Alexandre-Benoît et de Marie-Marie. Tu ne peux savoir quel mauvais sang nous nous sommes fait. Sans nouvelles de toi depuis des semaines…
Non mais, elle me court cette vieille frappe ! Je le visionne sans ménagements. Sa pauvre gueule est toute de guingois, le nez cartilagineux, les paupières fripées, la bouche en vieux trou de balle de pintade déplumée.
— Hé, dis, l’Ancêtre, je suis libre, non ? Chacun sa vie !
— Mais, ta mère…
— Je n’ai pas de sermon à écouter de toi, coupé-je sèchement.
— Et Marie-Marie, la pauvrette, désespérée, morte d’angoisse…
— Tu me plumes, vieux. Si j’ai un conseil à te donner, c’est de les mettre rapidos sinon ça va se gâter.
Il chique les éplorés.
— Antoine, il n’est pas possible que tu tiennes un langage pareil ! Tu n’es pas dans ton état normal !
— Ecrase-toi, César, autrement ça va chier des hallebardes, je te dis !
Le Dabe me regarde avec de l’éperduance plein les lotos. Il branle son pauvre chef qui ressemble aux vestiges d’un donjon du treizième siècle au sommet d’un piton rocheux.
Puis il, porte un sifflet à sa bouche et lui arrache une longue note stridente.
— A quoi joues-tu, bougre de vieille calamité ? m’enquiers-je.
La réponse me parvient sous la forme de Bérurier habillé en broussard, splendide dans un bermuda craqué aux miches, chaussettes dépareillées, souliers de ville, chemisette à manches courtes.
— Sana ! Te voilà !
Du coup, je m’emporte.
— Foutez le camp tous les deux et ne cherchez plus à me pomper l’air !
— Hé, dis, mon mec, t’es louf ! T’as morflé un coup de mahomed su’ l’cigarillo. Faut conviendre qu’y cogne sec dans c’bled d’mes deux !
Je ne sais pas ce qui m’arrive : la rage me fait trembler. Etre coursé jusqu’au fond des Asies par ces deux pommes grotesques, j’en claque des ratiches.
— Taillez la route en vitesse, sinon j’appelle !
Les deux hommes se dévisagent comme si on ne les avait jamais présentés.
— Ils t’ont fait quoi, tes citrons, mec ? murmure le Gros. T’es camé, mon fils, c’est pas possib’ autrement !
Pour lors, je bondis.
— Mettons-nous bien d’accord, mes gugusses : j’ai tout mon chou et je vis ici de propos délibéré, alors ne vous mettez pas à gamberger. Simplement, j’en ai soupé de ma vie d’autrefois. Je tire un trait dessus et je repars à zéro ! J’ai rencontré la femme de mes rêves ; je suis heureux avec elle, point final !
Bérurier, cet infect poussah, se fout à chialer comme trente-quatre veaux.
— Mais qu’est-ce qu’il faut-il entendre ! lamente-t-il. Complèt’ment givré, not’ Sana ; déplafonné intégral ! On va t’sogner, gars. Viens av’c nous !
Je lui tire un bras d’honneur et tourne les talons Alors, ne voilà-t-il pas qu’il me course, ce tas ?