— Tu te tailles, ou je t’allonge ! hurlé-je. Oubliez-moi tous et ne m’emmerdez plus jamais !
Le Mastar me cueille par le bras. N’écoutant que ma fureur, comme on dit dans les beaux livres reliés, je lui tire un pain carabiné au bouc. Ce rocher de Gibraltar en est ébranlé et vacille. Hébété, il se tient le tiroir à deux mains.
— Je n’en crois pas mes yeux ! lamente Pinaud. Des amis comme vous !
J’avise Râ Cho, la servante, sous la véranda.
— Hello ! lui crié-je en anglais. Envoyez-moi Mus Klé immédiatement.
Puis, à mes deux casse-noix :
— Barrez-vous illico, dans trois minutes il sera trop tard.
Le Terrible crache rouge. Son œil ressemble à un ciel d’orage.
— On s’est pas farci toutes ces heures d’zinc pour juste déguster un marron glacé d’ta part, espèce d’enfoiré vivant ! Tu vas viendre av’c nous aussi vrai qu’j’ai l’plus gros zob de la police parisienne. Si on peut pas t’sogner de ton plein pot d’grès, on t’sognera d’force, quitte à t’passer la camomille de force !
Avant d’avoir terminé sa phrase, il me balance une tatouille monstre. Mais l’Antoine, dis, tu permets ? Les taquets avec préavis, je les retourne à l’expéditeur en port dû. Une esquive pivotante qui met mon antagoniste en porte à faux, et je profite de ce qu’il est déséquilibré pour lui plonger dans la boîte à dominos, tête première.
Cette fois, le Gros tombe sur son cul, asphyxié par mon coup de boule. Il secoue sa tronche parce que son minuscule cerveau est parti en vadrouille dans sa tronche et qu’il tente de le remettre en place.
Puis il passe sa main sur la pelouse en bafouillant :
— V’ai paumé mes ratiffes ! Aide-moi à trouver mon atelier, Pinuf !
Mus Klé, alerté par sa bergère, se pointe, tenant un fusil à pompe sur son bras.
Il stoppe à quatre mètres des deux zigotos. Du bout de son arme, il leur intime de lever les bras. Les deux pieds-nickelés s’exécutent.
A ce moment précis, ma Merveilleuse arrive à son tour, flanquée de Kou d’Bari Boû et du vénérable Fou Tû Kong.
Elle me demande ce qui se passe. Je résume la scène, comme quoi ces deux manches sont venus me relancer, et que j’ai fait mander Mus Klé puisqu’ils prétendaient m’embarquer de force. J’ai même dû assaisonner le Gros afin de calmer ses ardeurs.
Le vieillard jacte à Li Pût, en caressant sa soyeuse barbiche blanche. Elle traduit en français :
— Honorables visiteurs, votre ex-chef le commissaire San-Antonio a décidé de rompre totalement avec le passé et de vivre avec moi. Je vous conjure de comprendre qu’il serait très dangereux pour quiconque de chercher à s’emparer de lui. Mon hôte bien-aimé se trouve placé sous la protection des vénérables autorités malaises. De plus, il est intangible dans ma propriété. Nul n’a le droit de s’y présenter sans s’être annoncé à la barrière placée sur le chemin. Notre personnel est armé et a l’ordre de tirer à vue sur tout intrus. Cela dit, retournez en France, honorables visiteurs, et faites-nous la grâce de ne jamais revenir. Mon serviteur va vous raccompagner jusqu’à votre voiture.
Ayant balancé ce discours, elle vient se blottir contre moi. Je la saisis par la taille et lui roule une galoche de fin de film.
Nous regagnons tous la maison, à l’exception de Mus Klé, lequel s’éloigne avec les deux compères.
Le Respecté Fou Tû Kong boit du thé au jasmin à longueur de journée. Il s’alimente fort peu, se contentant d’une menue bouchée de chaque plat. Pour certains, même, il les hume seulement, comme un parfumeur testant de nouvelles créations.
Ses doigts, longs comme des cierges, restent presque continuellement croisés. Tu dirais une botte de salsifis épluchés. Il vit à l’éconocroque, cézigue, se manifestant le moins possible, mais à bon escient. Quand nous sommes parvenus aux minuscules oranges confites, il prend la parole :
— Je vais regagner Hong Kong dès cet après-midi. Indicible Li Pût, vous êtes chargée de la mission la plus importante qui vous fût jamais confiée. Il va vous falloir déployer tous vos dons qui, heureusement, sont infinis. La réaction qu’a eue votre ami, hier, m’a paru positive et je suis convaincu qu’il sera à même de vous apporter un concours précieux.
Et, à moi :
— Je vous considère comme des nôtres, désormais, honoré ami, et je sais que vous saurez, grâce à votre expérience infiniment précieuse, assister celle dont vous avez si bien su toucher le cœur. Néanmoins, pendant la durée de la mission, je vous serais reconnaissant de bien vouloir prendre à nouveau ces pilules ; ainsi aurai-je l’esprit en repos.
Il sort un flacon de verre de sa poche, flacon qui contient les gélules roses (les vraies et les fausses) que lui avait restituées Lili.
Je me retiens de rigoler.
SA MISSION (suite)
On vient de changer de bled. On a quitté la Malaisie pour Singapour, qui se trouve à deux brasses, puisqu’un simple détroit (celui de Johore) les sépare. On occupe une jolie maison coloniale, dans un jardin pas très grand. Y a dans cette demeure un côté britannouille. Fini la luxuriance, les arbres vertigineux, les hamacs polissons, les balancelles tentatrices, les vérandas fleuries. Ici : the classe !
Colonnes de marbre, perron gourmé. Grille d’enceinte. On avoisine des gratte-ciel pimpants, aux vitres bleues pour certains. Singapour, mon petit ami, j’sais pas si t’as lu ça dans tes magazines pour débiles profonds, mais c’est un des plus grands ports in the world. Ici, on élève des porcs et des poulets, on cultive les légumes, la noix de coco et le tapioca. Sur les marchés, t’as des pyramides impressionnantes de primeurs et de poulagas. Les noix de coco, tu te dirais en Hollande au marché aux frometons qui ressemblent à des boulets rouges. J’aime bien vadrouiller, Li Pût arrimée à mon aile, parmi ces denrées appétissantes.
Je nous fais l’effet d’un couple débutant, nous deux, Lili et moi. Jeunes mariés, si tu vois le genre ? On avance, hanche contre hanche, et on s’offre une langue fourrée tous les deux pas. Elle est plus belle et frivole que jamais, mon héroïne de romans noirs. Surexcitée par l’amour et l’importance de sa mission. Je la questionne, mais, taquine, elle refuse de s’affaler. Elle me promet la vérité pour bientôt, mais paraît que ça payera. Du jamais vu ! En attendant, on fait le quartier eurf pour me sabouler d’importance. Smokinge bleu nuit, col châle. Limouille à plastron gaufré, avec boutons en perlouzes presque véritables. Nœud pap’ en soie argentée, tatanes vernies, de quoi rupiner dans un gala, éclabousser les mirettes fémino-pédérastiques de l’assistance ! Faire baver des rondelles de noix de coco aux monchus, comme on dit à Saint-Chef (sauf que là-bas il est question de ronds de chapeau, vu que les noix n’y sont pas de coco).
Li Pût m’annonce qu’on se rend dans une soirée very very smart. Je serai son chevalier servant. Ajax ammoniaqué ! Faut que j’en jette ! Import-export ! J’aurai à charge de livrer une cour pressante à l’épouse de l’ambassadeur U.S. qui a la réputation de ne pas rechigner sur le coup de bite quand c’est un fripon au sourire Colgate qui monte en ligne. Elle-même s’occupera de son vieux. La première partie de l’objectif, c’est que nous fassions la conquête du couple. Coûte que coûte, l’un de nous deux devra tomber l’un des deux ; si on réussit le doublé, alors ce sera fête au village, avec les grandes eaux et illuminations complètes.
Elle parle de ce tournoi singulier comme d’un safari, ma Merveilleuse. Et c’est vrai que ça ressemble à une partie de chasse.