Et puis je m’abîme dans des réflexions à n’en plus finir.
— Tu parais soucieux ? note Lili Pute. Tu crains que je n’obtienne pas cette invitation ?
— Non, pour l’avoir, tu l’auras, sois tranquille. Il prendra tous les risques, mais tu recevras le carton par porteur spécial demain matin.
— Eh bien alors, à quoi penses-tu ?
— A l’ironie de la vie, Li Pût. L’une de mes dernières enquêtes s’est déroulée en Irlande où j’ai déjoué in extremis un complot visant le Président des Etats-Unis[6] et voilà qu’à présent j’en trame un contre lui ; ne trouves-tu pas cela un peu dérisoire ?
Elle hausse les épaules.
— Je vais te citer un proverbe de chez nous : « Le noir s’écrit sur le blanc, et le blanc sur le noir. » Il est de notre grand poète national Sâ Na Tô Nio, ce qui en riz cantonais veut dire « Bon cœur, belle bite ».
— Très profond, conviens-je. Et qui peut s’appliquer à tout à condition de le sortir.
Li Pût tique à nouveau. Elle est à l’écoute de ma pomme comme un joueur de Baccarat (Meurthe-et-Moselle) est à celle d’un vase de cristal.
Elle me demande ex abrupto :
— Au fait, as-tu pris ta dragée rose, aujourd’hui ?
Je réfléchis.
— Non, admets-je, habituellement, je l’avale le matin dans notre chambre, mais aujourd’hui nous avons pris le petit déjeuner sur la terrasse, ce qui me l’a fait oublier.
— Alors, viens la prendre !
Elle m’entraîne vers notre chambre.
— Qu’est-ce qui t’a donné à penser que je ne l’avais pas prise ? lui demandé-je. Ai-je l’air d’un homme en manque ?
— Oh ! certes non, mais il y a un je ne sais quoi d’inaccoutumé dans ton personnage ; disons une espèce de gravité que je ne voudrais pas voir dégénérer en mélancolie.
Je biche mon flacon magique dans l’armoire à pharmacie de la salle de bains et y pêche une gélule. Li Pût s’assure que je l’avale bien.
C’est plutôt elle qui est soucieuse ! Pourtant, quand j’ai virgulé le petit coup de glotte enquilleur, son fabuleux visage se détend.
Elle se jette sur le lit, écartelée.
— Je ne pourrai jamais plus me passer de toi, soupire-t-elle. Plus jamais ! Tu es ma drogue.
LA GRANDE SOIRÉE DE SA VIE
Allongé sous un parasol, au bord de la piscine, je contemple le toupet d’un palmier se détachant sur le bleu du ciel. Des pigeons blancs volettent d’un bord de toit à un autre. Les mâles se reconnaissent facilement à leur manière de faire la roue autour des pigeonnes, ces cons. Aussi balourds que les hommes ! Empressés, avantageux, sûrs d’eux et dominateurs comme ces Français que parlait De Gaulle, jadis. Ils remuent d’étranges sensations en moi. Je cherche. Trouve. Marbella : le Puente Romano et son merveilleux jardin. Le clocher-minaret-colombier dominant l’urbanización. Avec ces oiseaux blancs à becs roses, pavaneurs et roucouleurs, mais si gracieux…
Le Puente Romano aux constructions blanches. Notre studio… La table de cuivre repoussé, la terrasse fleurie, Marie-Marie enveloppée dans une serviette de bain. Les cris et les rires d’enfants en provenance de la piscine… Une émotion bizarre m’oppresse. J’ai de la langueur plein le caberlot. Et cependant, on est si cool, ici.
Li Pût paraît, en robe de soirée, sous le dur soleil équatorial. Cette robe est de couleur marron glacé, avec des volants de dentelle d’un ton plus clair. Création exclusive d’un grand couturier romain.
— Que dirais-tu de ça pour ce soir ? me demande-t-elle.
Ma mimique est expressive. Je ne lui dis pas que sa peau et la robe constituent un mariage parfait, suprême ! Elle est belle au-delà de toute description. La fille la plus merveilleuse de ma vie, Lili Pute, pas la peine de tergiverser.
— Dis donc, le Président est plus vieux que ses artères, dis-je. Il a doublé de cap de Bonne-Espérance depuis lurette ; tu comptes le « neutraliser » par commotion ?
— Non, autrement.
— On peut savoir ?
— C’est très astucieux, tu verras.
— Tu me fais languir.
— N’est-ce pas l’un des ingrédients du plaisir ? Alors, O.K. pour cette toilette ?
— Tu n’en trouveras pas qui t’aille mieux, elle est tellement parfaite qu’on dirait que tu es née avec.
Elle apprécie le compliment.
— Hasse a dû passer une nuit agitée, fait-elle. Au réveil nous avions déjà notre carton gravé aux armes des Etats-Unis. N’oublie pas qu’il est précisé là-dessus que tu es attaché culturel français et que je suis ta femme !
— Tu l’es ! appuyé-je.
Elle se penche sur moi. Ses deux seins à fleurs ocre semblent me sourire dans le décolleté. Son baiser vaut à lui seul davantage que les coïts de toute la vie d’un couple moyen. Sa langue d’une folle agilité me titille tout le pourtour de la bouche, longuement, avant de s’insinuer, — puis de se rétracter pour encore revenir à la charge. Quand elle démarre de la sorte, tu peux compter que, trois minutes plus tard, nous sommes à l’établi. Déjà j’avance la main vers son triangle des Bermudes.
— Attends que j’aille ôter ma robe, fait-elle, sinon elle ne sera plus mettable.
Je lui répondrais bien qu’elle, par contre, l’est, mais ça ferait peut-être trivial dans un livre de cette qualité.
Je l’accompagne dans la maison, la zézette en fête. Le cœur, lui, par contre, ne l’est pas.
Peut-être parce que j’ai pris l’une des dragées truquées que Lili Pute avait confectionnées pour duper le père Fou Tû Kong, tu crois ?
Après une nouvelle et éblouissante partie d’amour, et alors que nous sommes momentanément exténués, jetés sur le lit comme deux noyés sur une plage, je me pose la question.
« Pourquoi, hier, ai-je délibérément avalé une fausse gélule ? Et pourquoi, l’avant-veille, n’en avais-je pas gobé ; tout comme je me suis abstenu ce matin ? » S’agit-il d’une insurrection de mon corps qui refuse de se laisser investir par des stimulants de mauvais aloi ? Est-ce une séquelle de la pénible scène que j’ai eue, la semaine précédente, avec Bérurier ?
Si j’analyse mon état présent, je dois convenir que ma passion pour Li Pût est intacte, et tout aussi violent mon désir d’elle (je viens encore de le prouver) ; cependant quelque chose s’est modifié en moi, que je ne parviens pas à définir. C’est comme quand tu es à l’étranger, très loin de France, et que tu t’obstines à tripatouiller un poste de radio pour essayer de capter une station de chez nous. Voilà : je suis à l’écoute de mes racines. Mais je ne perçois rien qu’une sorte de brouillage confus pareil au bruit du vent dans les blés encore verts.
Dans l’après-midi, nous avons la visite de Fou Tû Kong. Un Blanc l’accompagne ; ou plus exactement un rouge car le mec est rouquin comme un incendie de forêt. Fringué comme l’as de pique quand l’as de pique a décidé de nettoyer les bougies de sa bagnole. Il porte un costume mao cradingue comme un train de banlieue indien et sa barbe rousse laisse pleuvoir des points de desquamation en surabondance. Tu pourrais le suivre à la trace, tellement qu’il s’émiette, le gazier.
Le vieux Chinois ne se donne pas la peine de faire des présentations malgré la politesse de règle dans son pays.
— Nous venons vous apporter les objets et les indications complémentaires, fait-il.
Il se tourne vers le Cuivré et lui adresse un signe. L’autre va ouvrir une sacoche de cuir à soufflets, dénichée chez un brocanteur, car elle pourrait avoir appartenu à Phileas Fog. Il l’ouvre en grand et, tel un prestidigitateur, en sort, tu sais quoi ? Un lapin. En anglais, un rabbit (de cheval). Un gros lapin blanc aux yeux et au nez rouge, comme les yeux et le nez de Béru.