Il dépose l’animal sur un guéridon. Le lapin se met à flairer le vide d’un air paterne. L’homme revient à notre table. Il tire alors de sa poche un long fume-cigarette d’ivoire, y introduit une cousue, l’allume et puis se tourne en direction du rongeur.
On attend. On ne pige pas. Soudain, le lapin blanc a un soubresaut et il tombe sur le flanc en agitant ses pattes. Quelques spasmes et il se raidit. Mort.
— Joli ! apprécie Li Pût. Je n’ai rien vu, rien entendu. Toutefois je suppose que ce fume-cigarettes est une sarbacane, n’est-ce pas ?
— Exact, fait le rouquin dans un anglais au goût étrange venu d’ailleurs.
Il retire la cigarette du fume-cigarette, l’écrase dans le cendrier et élève le long cône d’ivoire devant le regard attentif de ma belle.
— Vous voyez le tout petit trou percé dans la paroi de ce fume-cigarette ?
— Je vois.
— Ça, c’est le canon de l’arme. Maintenant, vous apercevez ce minuscule point sombre à l’extrémité, côté cigarette ?
— Très bien.
— Ça, c’est le viseur. Lorsque vous fermez l’œil gauche, il faut que le point coïncide avec le centre de votre cible. Ensuite, vous serrez les dents sur l’embout qui sert de détente. Tout est calculé de façon à ce qu’il soit impossible de rater la cible une fois que le point sombre est inscrit dessus. Cette sarbacane contient huit projectiles. Il en reste donc sept présentement. Ces projectiles sont absolument autonomes, j’entends par là qu’ils se composent uniquement d’un poison liquide congelé à moins cent vingt degrés. Chacun d’eux mesure deux millimètres de long sur un demi de large et a une forme ogivale pour faciliter sa pénétration dans la chair. Un réservoir logé à l’intérieur du fume-cigarette les maintient à leur basse température. Le réchauffement du lancer et celui causé par la trajectoire n’abaissent celle-ci que de cinquante degrés. Après sa pénétration, le projectile met quatre secondes à fondre complètement et, selon les sujets, de six à dix pour provoquer l’arrêt du cœur. Il est impossible à identifier. Quant à la trace de l’impact, elle n’est pas plus grande qu’un pore de la peau. La distance de tir ne doit pas être supérieure à cinq mètres, sinon le projectile risque de manquer de puissance. Je vous déconseille de doubler le tir. Ne le faites qu’après trente secondes de délai, ce qui signifierait que, contre toute attente, vous avez raté votre objectif ou que le projectile a percuté une surface dure telle que bouton, portefeuille, etc. Des questions ?
— Pas de question.
— Très bien. Cela dit, je préconise un essai avant l’usage.
— D’accord.
Le vieux Fou Tû Kong a suivi les explications de l’homme roux sans se départir de sa vaste sérénité. Il écoute en ayant l’air de penser à autre chose. Un léger sourire pareil à celui qu’on peut déceler parfois sur les lèvres d’un mort ou d’un être endormi, donne à son visage parcheminé une expression de grande sagesse. Il fait penser à une statuette d’ivoire. Li Pût m’a expliqué qu’il a passé le plus clair de son existence dans une minable officine de Hong Kong lui servant de couverture. De son antre d’alchimiste, il tirait les ficelles du tong. Mais depuis quelques années, certains de ses lieutenants ayant voulu faire sécession et le doubler, il a mis « de l’ordre » dans l’organisation secrète. Les mutins sont morts et il a pris les rênes directement. Il est monté au créneau à l’âge où d’autres s’enferment chez eux pour y mourir de vieillesse.
Lili Pute saisit le fume-cigarette avec précaution. Elle l’examine, puis, sans vergogne, trempe l’embout dans son verre d’alcool de riz pour le purifier car il vient de quitter la bouche du rouquin.
Nonchalante, elle le glisse entre ses dents.
— Faites très attention ! avertit le démonstrateur qui se trouve dans la ligne de visée. Si vous serrez trop fort les dents…
Elle sourit autour de l’objet. Se lève, gagne la terrasse. Celle-ci surplombe une ruelle fleurie. Li Pût s’accoude à la balustrade. Pendant un moment, on ne voit que sa croupe ensorceleuse. Nous la contemplons, pétris d’admiration, y compris le vénérable Fou Tû Kong, malgré que son grand âge ait dû désamorcer son système glandulaire.
Les deux jambes bien parallèles grimpent à l’assaut d’un fessier exquis qui se lit comme du braille à travers la soie de son kimono.
Enfin, elle se redresse et revient vers nous, ondulante, le regard brillant entre la fente des paupières. Sa peau est si douce, si douce, qu’à côté d’elle, celle d’un bébé aurait l’air rêche.
— Compliments, dit-elle à l’homme roux. Mais vous vous trompez en déclarant que cette sarbacane ne porte pas à plus de cinq mètres.
Elle dépose le tube d’ivoire devant son verre.
Je me lève brusquement et fonce à la balustrade qu’elle vient de quitter. En bas, dans la ruelle, une grosse femme gît sur la chaussée. Quelques passants sont penchés sur elle. Alors un long frisson naît dans mes reins et se répand par tout mon corps, jusqu’à ma nuque.
Je rejoins le trio sans mot dire. Simplement, avant de me rasseoir, je brandis mon pouce en direction de Li Pût.
Mais comme ils paraissent attendre une autre manifestation de ma part que ce simple geste, je laisse tomber :
— Je pense que, demain, le Vice-Président des Etats-Unis sera devenu Président.
— Nous y comptons bien, assure Fou Tû Kong. Cela dit, les choses ne sont pas si simples. Avant d’obtenir le résultat escompté, il va vous falloir déjouer d’autres embûches. Vous savez que toutes les issues de l’ambassade seront équipées d’arcs de détection. Or, d’après ce que m’a dit monsieur, le réservoir logé dans ce fume-cigarette, qui contient et conserve les balles de poison à basse température, est fait d’un métal auquel les radars réagissent.
« Quand Li Pût franchira la porte, cela sonnera. On cherchera la cause, or les gens de la sécurité américaine sont méticuleux jusqu’à la maniaquerie, malgré l’innocence apparente de cet objet, ils sont capables de le démonter ; ce serait la catastrophe. Il faut donc introduire le fume-cigarette séparément. »
Il se tait pour reprendre souffle. Quand il parle, son ton un peu haletant est révélateur de sa vieillesse. Sa voix a beau être menue, elle est dispensatrice d’énergie, malgré tout. Faut qu’il se ménage, pépère, sinon il déménagera tout de bon.
— Je pense avoir trouvé le moyen de faire pénétrer ce fume-cigarette à l’ambassade.
Il se tait et se vaporise un petit coup de je ne sais quoi dans la clape pour se requinquer les soufflets.
Bouf ! Ça va mieux ! Le voilà qui repart.
— Le cuisinier de l’ambassade a commandé chez le meilleur pâtissier de la ville un énorme gâteau ayant la forme de la Maison-Blanche. Au sommet de l’édifice flottera un petit drapeau américain. Le fume-cigarette composera la hampe du drapeau. Le gâteau sera amené par deux livreurs. Evidemment, quand ils passeront sous le radar, la sonnerie retentira. Les deux livreurs déposeront le gâteau en deçà du radar et se laisseront alors fouiller. Ils auront sur eux d’innocents objets motivant la réaction de l’appareil. Lorsqu’on les en aura délestés, ils repasseront à travers le cadre magnétique et, comme tout sera alors normal, le tour sera joué. Certes, il pourrait se produire qu’on teste aussi le gâteau. Dans ce cas, l’attentat serait manqué, mais vous ne seriez du moins pas inquiétés.
« Cela dit, je pressens que tout ira bien, car l’un des deux livreurs sera un homme à nous, d’une adresse extrême. En déposant le gâteau, il fera choir le drapeau de manière à ce que si le gâteau doit repasser au contrôle, il ne sonne pas, personne n’ayant l’idée de tester le seul drapeau, vu sa faible dimension. Par la suite, le gâteau sera exposé sur la desserte de la salle à manger car il sera une espèce d’œuvre d’art à la gloire de cette réception. »