Pour lors, vaut mieux ne plus penser, s’abandonner à des instincts incontrôlés ; laisser faire mon corps puisque mon esprit affiche « relâche pour répétitions ».
Et tu sais quoi ?
Je murmure :
— Je t’aime, Li Pût.
Regard noyé. Je dois être plus bouleversant que M. Jules Eglise quand c’est qu’il chante avec sa voix de velours et l’accent espanche : Vous, les gerces.
On s’imagine que le regard d’un Asiatique est impénétrable parce qu’il est très étroit et oblique. En fait, ce qu’on en capte est d’une intensité beaucoup plus forte que le regard d’un commis charcutier allemand, par exemple. Ou que celui de M. Fouchetrifouchetra, qui tient un bistrot-charbon à Montrouge.
Le sien réagit à ma déclaration. Elle m’aime intensément. Il faut que je la captive ainsi. Y aller à la flûte de Pan et de turlupanpan !
— Tu es l’extase en vie, ma chérie. Rien n’est plus doux que la peau de ton ventre. Quand je regarde ta bouche, j’ai l’impression de plonger dans l’infini.
Elle reste immobile.
L’oiseau devant le serpent.
— Ce que nous avons vécu est plus sublime que le lever du soleil sur un paysage d’île des mers du Sud. Vos griseries furent ensorcelantes. Nous avons, toi et moi, chérie, dépassé de très loin les limites du plaisir. Aucun chant d’oiseau ne fut aussi mélodieux que le chant de notre silence quand, épuisés, nous restions plaqués l’un à l’autre après l’amour. Tu peux me tuer, chère miraculeuse créature, la mort, reçue de toi, sera un dernier délice.
Toujours cette langueur dans ses yeux qui ressemblent à des pépins noirs.
Rien qu’à te parler, l’envie de toi me reprend, plus impétueusement que jamais. Si tu en doutes, regarde ma partie australe, tu y découvriras une protubérance qui t’appartient. Elle constitue un adieu, Li Pût. Je meurs dans l’émoi de toi ! Merci. Tiens, je te propose un adieu original. Je vais aller dans l’embrasure de cette fenêtre, là-bas. C’est le coin désert du salon. Je me mettrai derrière le rideau et je te dédierai pour la dernière fois ce fruit de ma passion.
Ai-je su créer « l’enchantement » ? Ne va-t-elle pas me flécher séance tenante pendant que je suis de dos ? Dans ces grands dîners super-heurff, tout le monde entoure les « vedettes » de la soirée. Les convives se mettent en essaim comme pour une mêlée de rugby. Ils veulent tellement « en être », approcher l’élu pour capter un peu de sa gloire !
Je m’embusque donc dans le renfoncement. Li Pût n’a pas changé de place. Tournée dans ma direction, elle continue de me fixer. Alors, mézigue, le cosaque de l’exploit, y va de sa séance de gala. Je dénoue ma ceinture de soie, je glisse ma main droite à l’intérieur de mon bénouze. De la gauche j’abaisse la menue tirette de mon décolleté en continuant de fixer Lili Pute, toujours immobile à cinq mètres de moi. Personne dans le secteur, heureusement ! T’imagines la frite des serveurs s’ils me voyaient comporter ainsi ? La môme, elle, est glandulaire aux extrêmes ! L’amour n’est pas simplement sa profession, mais aussi sa profession de foi. Elle suit mes mouvements, impassible en apparence, mais fascinée.
Et il va faire quoi, l’Antonio retrouvé ? Pleinement soi-même enfin après cette longue période de semi-léthargie ! Hein, il va faire quoi, notre bel Antoine inexténuable ? Le martyriseur de matelas, le délabreur de sommiers ! Celui qu’on a surnommé la Baratte dans les milieux bien informés, et bien formés ! Il va sauver deux vies, tout simplement, mister commissaire. La sienne, ce qui est terriblement important, et celle du Président U.S., ce qui n’est pas négligeable non plus. D’autant qu’ils l’ont remis à neuf y a pas huit jours, le chéri. Pacemaker dernier cri, Pampers à long rayon d’action, dentier vérifié au marbre, cheveux en polyester implanté, visage déridé au Sanantonio suractivé, le tout laqué selon la méthode des ébénistes de Louis XIV après avoir été retouché par les peintres qui ont rafraîchi le plafond de Saint-Pierre de Rome ! Autant dire qu’il ne s’agit pas seulement d’un homme d’Etat, mais également d’une œuvre d’art, quoi, merde !
Et comment t’est-ce qu’il va-t-il sauver ces deux superproductions du genre humain, notre héros ? T’en as pas la moindre idée, hein ?
Là, je te vote des circonstances exténuantes (c.d.B.), biscotte il te manque un élément important, une chose que je voulais pas te causer avant le moment propice, de crainte de te mettre sur la voie comme un simple cheminot. Tout à l’heure, lorsque je suis entré après être passé sous l’arc de détection, un gusman de la sécurité s’est occupé de moi, je te le rappelle. Comme il était en spencer, il avait logé son flingue extra-plat dans la poche intérieure du veston court. Au moment de me servir un plateau, au petit salon, comme ce n’est pas son job, il a fait preuve d’une gaucherie qui a justifié mon intervention. J’ai profité d’icelle pour calotter son feu. Du gâteau ! Il doit sûrement être prompt à dégainer, l’artiste, mais il peut aller encore suivre des cours du soir pour apprendre à ne pas se laisser soulager comme un plouc à la foire aux bestiaux. Donc, son riboustin est devenu le mien. Comme il est peu encombrant, j’ai prié mes testicules de lui faire un peu de place et l’ai logé dans l’aumônière de mon Eminence.
Je l’empoigne en loucedé, kif s’il s’agissait de Dom Platano. C’est pas la première fois que je flingue quelqu’un de bas en haut. Il m’est déjà survenu de tirer à travers ma poche. Mais par la braguette, non. Cette délicate meurtrière ne permet pas de viser avec soin. Si j’étais Buffalo Bill, voire son petit-fils, je te dirais que je vais lui faire sauter le fume-cigarette des lèvres. Ce serait te berlurer pour des quetsches. Non, impossible ! C’est bien sur la fabuleuse Li Pût que je dois défourailler. Sacrilège ! Je porte atteinte au plus noble ouvrage de la nature. Foutre des coups de rasoir à la Joconde serait pure gaudriole à côté ! Mais quoi ? La vie, c’est le choix du moindre mal. Elle ou nous. Elle mate l’endroit où je protubère. Un léger sourire que je lui connais bien retrousse la commissure de sa bouche (à droite). Son ultime sourire ! Adieu, Lili Pute ! Ma sauvage, mon étourdissante rencontre ! Adieu, celle qui m’aura appris qu’il est toujours possible de se dépasser.
Le canon remonte. Inutile de calculer l’angle, je le connais d’instinct. Ma main sait déjà. Elle a retrouvé son louche professionnalisme. Mon index se cale sur la détente. Il doit être bien posé pour, lorsque je tirerai, ne pas faire broncher le feu. Allez ! Il est temps !
C’est alors que l’inattendu s’opère. Ça dérangerait tes convictions anti-religieuses si j’appelais ça un miracle, toi ? Parce que, franchement, je ne vois pas de mot mieux approprié. N’est-ce pas absolument miraculeux qu’un maître d’hôtel s’interpose tout à coup entre Li Pût et moi afin de lui proposer l’une des tasses de caoua dont son plateau est garni ?
Pour lors, je ne prends pas le temps de refermer mon futal et je me rue sur lui. Il est catapulté sur Li Pût, son plateau valdingue sur la belle robe de ma compagne. Inondée de breuvage brûlant, Lili Pute pousse des cris. On n’a jamais hurlé avec un fume-cigarette entre les dents. La confusion gagne. Les ambassadeurs déplorent ! Le Président s’en fissure le vernis frais autour des yeux ! Personne n’a suivi ma manœuvre, y a que le pauvre maître d’hôtel qui proteste.
— J’ai glissé sur le parquet ! lui dis-je sèchement, vous n’allez pas nous en remplir un jerrican, non ?