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J’examine les blessures de Sullivan : il a morflé deux bastos dans la poitrine, mais pas dans la région du cœur. Je pressentimente que s’il n’en meurt pas, il s’en tirera, comme le ferait remarquer Alexandre-Benoît Bérurier, avec sa pertinence coutumière.

Il râle faiblement. Son regard tout chaviré paraît ne pas discerner grand-chose.

— Je suis là, inspecteur, lui murmuré-je ; San-Antonio. Je n’ai pas pu intervenir, le coup était si imprévisible. Vous avez pris du plomb dans la poitrine, mais vous allez vous en tirer.

Sa plainte s’interrompt.

— Mal ! bredouille-t-il.

— Je vais vous accompagner à l’hosto et je veillerai à ce que vous soyez rapatrié le plus rapidement possible par avion sanitaire.

Des mots ! Servent-ils à quelque chose ? L’homme broyé par la souffrance se fout de tout ce qui peut lui être débité. Seule sa douleur existe. Je m’obstine pourtant… Il faut qu’un espoir subsiste quelque part en lui. Il me paraît primordial de lui garder une notion de vie qui va continuer, malgré l’horreur de l’instant.

Ensuite, les perdreaux s’annoncent avec leur kibour plat. Pas commodes, le style aboyeurs ! Puis des ambulances. Je déclare que je suis l’ami du blessé et on me laisse monter auprès du chef inspecteur.

Ils lui ont plaqué un masque à oxygène sur le visage. Le véhicule fonce dans les ruelles pittoresques, toute sirène déclenchée.

Marie-Marie m’attend, adossée au capot de notre Ford blanche de location. Des brunets en jean et chemise ouverte jusqu’à la ceinture tourniquent autour d’elle, lui demandant en espagnol si elle aurait pas envie de baiser, par hasard. Comme elle cause l’ibérique à merveille, elle leur répond que non merci bien et ajoute, étant de bon conseil, qu’ils devraient aller se faire foutre. Ma venue met fin à cet échange de vue.

Sans un mot, je m’installe au volant. La môme prend place à mon côté, un peu surprise par mon manque de galanterie tout à fait inhabituel.

En termes d’une admirable concision, je lui relate le gag Sullivan. La manière dont il m’a virgulé son S.O.S. au cabaret et ce qui a suivi.

Elle murmure :

— Je me demande s’il existe un coin au monde où tu pourrais être peinard quarante-huit heures. Tu attires le drame comme le crottin de cheval attire les moineaux !

— Merci pour la comparaison, ma poule !

— Quel est le programme, maintenant ?

— Il faut que je retourne à la clinique de Marbella pour prendre de ses nouvelles, et qu’ensuite je témoigne à la police.

— Tu vas leur dire quoi ?

— Le strict nécessaire…

Elle me sent en pleine gamberge et n’insiste pas.

Le commissaire Pedro Descampetta y Gouñafiez est un petit homme aux crins gris, à lunettes rondes, maussade, avec un nez rond, le teint blême et une fausse Rolese. Il porte un complet marron dont sa bonne femme fait le pli chaque année avant la semaine sainte, une chemise jaune paille et une cravate verte et rouge, un peu luisante du nœud ; mais moi je dis qu’un nœud c’est fait pour briller, non, t’es pas d’accord ?

Il examine mes fafs, hoche la tête et me les rend à regret.

— Oui, j’ai entendu parler de vous, me dit-il, sans joie et en français cependant ; car j’ai été en poste au Maroc.

Je ne cherche pas à comprendre en quoi le cher et prestigieux Maroc sert ma réputation. Il est vrai que j’y ai vécu certaines aventures intéressantes dont je n’aurai pas la putasserie de vite te fournir la référence.

J’opine.

Je lâche un merci qui ne rime à rien ; mais quoi, c’est pas commode de coexister !

Pedro Descampetta murmure :

— Vous voulez bien me narrer les faits avant qu’on enregistre votre déposition ?

— Naturellement !

Je lui bonnis comme quoi je me trouve ici en voyage d’amour avec la mignonne gonzesse qui m’attend dans le poste contigu. On s’offrait un peu de folklore andalou quand, dans mon dos, une voix… Bref, je lui raconte tout, en passant sous silence la Chinoise, ne voulant pas patauger dans la gamelle du chef inspecteur Jacky Sullivan, le pauvre, avec ses poumons troués, déjà, hein ?

J’explique que j’ai décidé de le suivre pour le couvrir, le cas échéant. Et puis cette monstrueuse moto est arrivée en grondant avec ses deux passagers et poum ! poum !

Je relate ma réaction. Le coup de saton déséquilibreur. Le tueur qui va à dame. Terminus !

Mon confrère hoche la tête. Il allume une cigarette puisée dans le paquet traînant sur son sous-main et regarde un instant la flamme de l’allouf avant de la souffler.

— Sullivan ne vous a rien dit d’autre ?

— Rien.

— La moto a-t-elle démarré pendant qu’il descendait la rue ?

— Non : elle arrivait à pleine vitesse.

— Donc, les assaillants savaient que l’Anglais avait quitté le cabaret ? Quelqu’un les a prévenus ?

Pas con, le collègue.

— Ça paraît certain.

A mon tour de questionner :

— Des nouvelles du flingueur ?

— Mort sur le coup : vertèbres cervicales, son casque ne descendait pas suffisamment bas.

— Vous avez une idée à propos de son identité ?

— Mieux qu’une idée !

Il se lève et va dans le fond de son bureau. Une vaste plaque de liège est fixée au mur, sur laquelle est « punaisée » une foule de photos. Il m’en désigne une. Je m’approche et je découvre un gars d’environ vingt-huit ans, très brun, le cheveu long, le regard noir comme deux canons de pistolet, le cou particulièrement large. Un cou de taureau ! Il a l’air aussi doux qu’un essaim de frelons dans lequel on a filé un coup de pied.

— Felipe Sanchez, présente le commissaire. Fiché au grand banditisme ; évadé de la prison de Granada le mois dernier. Assassinats, vols à main armée, plus tout le reste ! Votre coup de pied a débarrassé l’Espagne d’une fameuse vermine !

Ça glougloute de tous côtés dans le Puente Romano, l’un des plus beaux hôtels du monde. Un hôtel en forme de village de rêve. Des constructions blanches, harmonieuses, suivent la rive d’un ruisseau, depuis la route jusqu’à la mer. La végétation tropicale est un enchantement : Paul et Virginie ! C’est artistiquement échevelé, capiteusement touffu ; d’une exubérance folle. Tous les sens sont à la fête.

Dans ma robe de chambre en nids-d’abeilles Orient-Express, je déguste le soleil sur la petite terrasse qui nous est impartie. Des fleurs multicolores débordent des jardinières prises dans le mur et crépi à la chaux. Je suis du regard le passage d’un menu lézard qui s’arrête pour m’adresser un clin d’œil avant de disparaître.

On est bien. Des employés en short s’activent pour mettre la piscine en état.

Marie-Marie surgit, drapée simplement d’une serviette de bain, avec le plateau du petit déjeuner qu’un serveur vient d’apporter.

Ça renifle le caoua neuf et le croissant chaud. La Musaraigne se met à m’en beurrer un et je le croque distraitement, en trois bouchées goulues. Déjà je tends la main pour en saisir un second.

— Eh ben, toi, faut pas t’en promettre ! plaisante-t-elle.

On sonne. La môme va ouvrir. Je m’attends à un employé du Puente, mais c’est le commissaire Descampetta. Il a le même accoutrement qu’hier, mais il est rasé de frais.

— Je ne vous dérange pas en venant d’aussi bonne heure ?

Il est dix plombes passées. C’est-à-dire l’aube pour l’Espagne où la vie est merveilleusement décalée par rapport au reste du monde.

— Pas du tout, cher collègue ! Vous prenez une tasse de café avec nous ?