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Quand j’ai achevé de lui faire cadeau de ce que je sais, j’attends qu’elle m’offre ce que je veux savoir.

— On m’a dit que Jacky avait ouvert une agence privée ?

— En effet.

— Il travaillait beaucoup ?

— Pas tellement, parce qu’il sélectionnait les affaires qu’on lui proposait. Les histoires d’adultères, les petits vols ne l’intéressaient pas. Il continuait de s’occuper pour le plaisir car nous avons de quoi vivre confortablement.

— Il vous parlait de ses enquêtes ?

— Un minimum ; il n’a jamais été très loquace au plan professionnel.

— Prenons son voyage à Marbella, il vous a dit ce qui le motivait ?

— Vaguement.

— Puis-je savoir ?

Malgré sa peine, elle démorfond pour me dire avec une certaine incisivité (comme l’écrirait Jean Dutourd) :

— Pourquoi ?

— Madame Sullivan, je n’étais pas l’ami de votre mari, mais il s’est adressé à moi quelques minutes avant d’être tué et je me sens quelque part concerné par son assassinat. Je voudrais profiter de mon séjour ici pour tenter d’éclaircir le mystère de sa mort ; donc, de la venger, pour employer un grand mot.

Elle étouffe un sanglot. Réceptive, la dame. La peine, c’est comme la musique : ça donne des états d’âme.

— Eh bien, il m’a parlé d’une Chinoise…

— Oui ?

— Une Chinoise nommée Li Pût qui est une espèce de créature du mal. Une poule de luxe qu’on soupçonne de faire périr ses amants. Récemment, cette fille a été l’amie d’un lord qui est trépassé dans ses bras d’une crise cardiaque. La fille de ce lord n’a pas été satisfaite du diagnostic malgré qu’il eût été, confirmé par une contre-autopsie ; elle est donc venue trouver mon mari. Le hasard l’avait mise en présence du fils d’un diplomate allemand, mort également pendant une étreinte avec cette Chinoise… Jacky s’est intéressé au personnage et a découvert une troisième mort semblable au Canada, l’an dernier. Il s’est attaché à la surveillance de la Chinoise et s’est rendu à Marbella parce qu’elle venait d’y débarquer…

— Eh bien voilà qui me paraît fort intéressant, madame Sullivan. Jacky vous a-t-il parlé de cette femme depuis qu’il était ici ?

— Il m’a téléphoné avant-hier pour prendre de mes nouvelles. Il m’a annoncé que son job marchait bien et qu’il pensait bientôt rentrer. Rien de plus.

Je remercie chaleureusement la veuve. Je voudrais pouvoir lui remonter la pendule, cette chérie, lui expliquer qu’une bite de perdue, c’est dix de retrouvées, mais elle pourrait se formaliser, alors je m’abstiens. Avec ces Anglaises tellement britanniques, tu sais, on craint toujours de mettre à côté de la plaque.

Je raccroche et m’allonge sur le plumard.

Un rideau de perles en bois isole le coin à pieuter du coin salon. Il y règne une relative pénombre. A travers les perles, j’aperçois un piaf effronté, sur la table de ma terrasse, occupé à becqueter des miettes de croissant. La grâce ! Moi, j’aimerais bien être un oiseau, sauf que ça m’embêterait de ne pas avoir de mains pour ouvrir ma braguette et dégainer mon chibre à bascule.

Marie-Marie vient s’asseoir à mon chevet. Bonjour, docteur ! Elle me sourit.

— Je ne parviens pas à croire que nous sommes ici, toi et moi, Tonio. Depuis ma prime enfance je rêvais de cela. Tu ne penses pas que ça fait un peu peur, un rêve qui se réalise ?

— Je trouve que c’est plutôt réconfortant ; ça justifie l’espoir. On veut très fort des choses, les obtenir représente une victoire sur le destin.

Elle sourit. Tu ne peux pas savoir l’à quel point elle est devenue jolie, cette pécore ! J’ai beau partir à la recherche de la petite fille effrontée qu’elle a été, mon souvenir capote. Il ne reste plus que cette belle fille sage et légèrement mystérieuse, mystérieuse comme toutes les filles sages.

— Je crois que je vais potasser mes bouquins pendant que tu t’occuperas de la Chinoise, réfléchit-elle.

Je tressaille.

— Comment ça, je vais m’occuper de la Chinoise ?

Elle pouffe.

— Hé ! dis, l’artiste, je te connais : tu ne vas pas en rester là avec cette affaire ! La mort du Rosbif te tient à cœur, tu l’as dit il y a un instant à sa veuvasse.

De telles paroles me musiquent l’âme. Non seulement on s’aime, mais elle me comprend à bloc ; elle me « vit » ! Ah ! l’exquise…

— Sois prudent, ajoute-t-elle, j’ai pas envie que tu rentres à Paname dans la soute à bagages.

Prudent ?

Ça signifie quoi dans notre job, au fait ? Sullivan l’a été, prudent, j’en suis convaincu. N’empêche qu’on lui a fait avaler des noyaux qu’il a pas pu recracher, non ?

Prudent, ça voudrait dire s’embusquer à proximité du domicile de la Chinoise pour étudier ses faits et gestes. En moins de deux, je serais repéré et vraisemblablement neutralisé à mon tour. Faudrait être bouché comme une salière de cantine pour comporter ainsi. Non, non, mon instinct m’induit à une autre tactique.

— Tu vas potasser quoi ? fais-je.

Elle prépare l’agrégation, Ninette. C’est une gagneuse. Elle deviendra prof de haut niveau. Un jour, plus tard, elle sera conseillère municipale et bataillera pour qu’on crée des crèches dans sa commune. Et puis elle fera partie de commissions de ceci et de cela et cassera les couilles à tout un chacun afin d’améliorer le sort de l’humanité souffreteuse. Tu la connais pas, la mère ! Y a de la Jehanne d’Arc en elle ! Mâtinée pasionaria ! Pour l’instant, elle m’adore ; bon, très bien. Ça la mobilise à quatre-vingts pour cent. Mais un jour, son amour deviendra plus étale, plus calme et alors elle compensera par ces combats douteux que cause Steinbeck. Le grand amour, je vais te dire : si tu veux qu’il dure toujours, il faut comprendre qu’il va cesser à un moment ou à un autre. Il est mortel, comme nous, comme tout ! Les amants célèbres sont ceux qui se sont butés parce qu’ils avaient pigé ça.

— Je me respire le règne de Louis IV d’Outremer, m’informe miss Moncœur.

— Le fils de Charles le Simple ?

— Mince, tu sais cela !

— Flic mais pas analphabète ! ricané-je. Si je me suis décidé à vivre avec toi, c’est parce que t’es prof d’Histoire-géo, môme. Mon hobby ! Je peux même te confier que ton pote Louis IV était un beau fumier. Il est monté sur le trône grâce à l’appui d’Hugues le Grand et, une fois king, il n’a rien eu de plus pressé que de lui flanquer une pâtée noire ! L’Histoire est un perpétuel recommencement parce que les hommes ne changeront jamais !

Là-dessus je lui roule une gentille galoche avant d’aller prendre ma douche.

Lomas est un petit village fraîchement bâti, à droite de la nationale Malaga-Cadix, sur la hauteur. De là tu vois la mer avec, au loin, ce rocher de Gibraltar où les Britanniques se cramponnent comme des cormorans sur un récif. Derrière, c’est la montagne avec la Concha, ainsi nommée parce qu’elle a la forme d’une coquille. Cette urbanisation, comme ils disent ici, est une réussite. Elle se compose de minuscules maisons de poupées artistiquement enchevêtrées. Style andalou « interprété ». Des portes à petits caissons, des fenêtres pourvues de grilles ouvragées, des ruelles terminées par des escaliers… C’est calme, beau, fleuri. Malgré la piscine constituant un point possible de ralliement, tu n’entends pas un bruit. Les bagnoles sont parquées à l’extérieur du village, sur des placettes sorties de la scène du Châtelet. Manque plus que la musique à Francis Lopez pour faire vraiment faux ; mais le miracle de Lomas est qu’il fait faussement vrai.