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Mme Delahaye était venue plusieurs fois pour me réclamer. Mais Zohra n'avait pas voulu que je la voie, et d'ailleurs j'en étais assez contente. J'avais appris soudain à détester ces gens si beaux et si raffinés, avec toutes leurs histoires de cache-sexe et leurs photos bizarres.

Et puis, il y avait cet homme qui venait maintenant à la maison.

C'était un homme assez jeune, un employé de banque ou quelque chose de ce genre. Il était très cérémonieux. Zohra avait dû lui dire que je parlais mal l'arabe, et il s'adressait à moi dans un français archaïque, solennel, qui me donnait envie de rire. Zohra lui servait du thé dans la salle, elle apportait un cendrier pour qu'il ne fasse pas tomber la cendre de ses cigarettes sur le tapis. Il avait une façon de tenir sa cigarette bien droite, comme un crayon, l'air maladroit et sincère.

Quand il devait venir, Zohra me faisait mettre ma robe bleue à col de dentelle, celle que M. Delahaye détestait et qu'il avait voulu me faire enlever le jour des photos. J'apportais le plateau avec les petits verres dorés et le sucrier, et M. Jamah (que j'avais tout de suite surnommé M. Jamais) me regardait avec des yeux très doux. Son visage fin et blanc exprimait beaucoup d'émotion, et quand je m'asseyais devant lui sur les coussins, je surprenais de temps en temps les coups d'œil furtifs qu'il adressait à mes jambes. Cela a duré plusieurs mois, et je finissais par m'amuser de ces rencontres. Je jouais à la coquette, je disais des sous-entendus, juste pour qu'il se laisse prendre un peu plus. En même temps, Abel devenait jaloux, mesquin, et c'était aussi un jeu pour moi, une manière de me venger de tout ce qu'il m'avait fait autrefois. Je jouais à lui faire croire que j'étais heureuse de ces fiançailles annoncées. Quand il était présent, j'interrogeais longuement Zohra sur M. Jamais, sa fortune, la maison de sa famille, la position de ses frères, etc.

Un jour, en passant, il m'a jeté un regard venimeux. «De toute façon, tu n'en as plus pour longtemps à rester ici.» Il m'a dit que la présentation en vue des fiançailles était prévue pour le mois d'octobre. Il a ajouté: «Puisque tu aimes les hôtels, ça se fera dans un hôtel au bord de la mer. La salle a été retenue.»

Je n'ai pas fait mes bagages, pour ne pas les alerter. J'ai mis toutes mes économies dans mes vêtements, tout ce que j'avais volé, et tout ce que j'avais gagné en travaillant chez les Delahaye, et que j'avais caché sous un morceau de plinthe, dans la pièce où je dormais. J'ai mis les pièces dans mes poches, et j'ai cousu les billets dans ma blouse, contre mon estomac. J'ai piqué les boucles d'oreilles Hilal sous mon bandeau.

Pour sortir, j'ai attendu que Zohra revienne des courses, et j'ai fait tomber par la fenêtre de la buanderie du linge dans la cour. T'ai dit à Zohra que j'allais le chercher. J'avais le cœur battant, je ne voulais pas qu'elle devine au son de ma voix. L'après-midi, Zohra avait sommeil. Elle a hésité, mais elle était trop fatiguée. Elle m'a donné la clef. «N'en profite pas pour traîner dehors!»

Je n'en croyais pas mes yeux, c'était trop facile.

«Non, tante, je reviens tout de suite.»

Elle bâillait.

«Tire bien la porte. Et tu relaveras tout.»

Je suis sortie sur le palier. Pour me venger, j'ai emmené le chien, et j'ai fermé la porte à clef, à double tour. Abel avait l'autre clef, et je savais qu'il ne rentrerait pas avant ce soir.

En bas de l'immeuble, j'ai chassé le shi-tzu d'un coup de pied, et j'ai jeté la clef dans la poubelle. Je l'ai enfoncée dans les détritus pour être sûre que personne ne la retrouve. Puis je suis partie par les rues vides, au soleil, sans me presser.

5

Mon premier souci, comme vous l'imaginez, ç'a été de me rendre au fondouk, pour voir Mme Jamila et les princesses. Il y avait bientôt un an que la police de Zohra et d'Abel m'avait arrêtée. Et quand je suis arrivée devant le fondouk, je n'ai rien reconnu. C'était comme s'il y avait eu un tremblement de terre. Le haut mur d'enceinte et la porte à deux battants avaient disparu, et à la place de la cour où s'arrêtaient les marchands ambulants, la terre avait été goudronnée et on avait aménagé un parking pour les autos et les camionnettes qui se rendaient au marché. Les pièces du bas avaient été murées, ou bien fermées par des rideaux métalliques. L'étage seul était resté à peu près identique, sauf qu'il paraissait inhabité, vétuste, abandonné. Le crépi tombait de la façade, les volets étaient cassés. Il y avait même des hirondelles qui nichaient dans le plafond de la galerie. Je ne comprenais pas, j'étais atterrée. J'avais l'impression d'une trahison.

À l'entrée du parking, un gardien était en faction. C'était un grand homme sec, le visage brûlé comme celui d'un soldat, vêtu d'une longue blouse grise et coiffé d'une sorte de turban relâché. Derrière lui, dans la cour, des petits garçons étaient occupés à laver les vitres des voitures avec des seaux d'eau savonneuse et un vieux torchon. Le gardien maintenant m'observait d'un air méfiant. Je n'osais pas lui poser de questions. Peut-être qu'il allait me dénoncer à la police. De toute façon que pouvait-il savoir? Ce qui me désespérait, c'était de penser qu'à cause de moi, le fondouk n'existait plus. Le propriétaire avait mis ses menaces à exécution, il avait fait expulser Mme Jamila et les princesses pour atteinte à la moralité, et il avait vendu la maison aux banques.

C'est le vieux Rommana, le marchand chez qui j'allais toujours acheter des cigarettes américaines pour Tagadirt, qui m'a donné des nouvelles. Mme Jamila avait été arrêtée et mise en prison, et toutes les princesses étaient parties, mais il savait que Tagadirt était allée vivre de l'autre côté du fleuve, dans un douar qu'on appelait Tabriket. Houriya vivait avec elle. Je lui ai acheté quelques cigarettes, surtout en souvenir d'autrefois. Mais je ne pouvais pas m'attarder dans cet endroit. C'était sûrement du côté du fondouk que Zohra irait me chercher en premier.

J'ai pris le passeur. C'était la fin de l'après-midi, l'estuaire semblait immense. Les bateaux de pêche commençaient à rentrer avec la marée, entourés de vols de mouettes. La ligne de la ville s'estompait dans la brume. De l'autre côté, la rive était déjà dans l'ombre, il y avait des lumières qui scintillaient. Pour la première fois, il me semblait que j'étais libre. Je n'avais plus d'attaches, j'allais vers l'avenir. Je n'avais plus peur de la rue blanche et du cri de l'oiseau, il n'y aurait plus jamais personne qui me jetterait dans un sac et me battrait. Mon enfance restait de l'autre côté de cette rivière.

J'ai eu du mal à trouver la maison de Tagadirt. Le Douar Tabriket était loin du fleuve, dans un quartier en hauteur, fermé par une grande route en construction où roulaient les camions. C'était très pauvre, rien que des baraques de planches couvertes de plaques de tôle ou de Fibrociment calées par des pierres pour résister au vent. Les rues étaient toutes pareilles, des allées de terre bien droites tourbillonnantes de poussière. La grand-route faisait un encore plus grand nuage rougeâtre au-dessus de la ville.

J'ai marché dans les ruelles, au hasard. Avec ma tignasse et ma robe en haillons, je faisais aboyer les chiens. À un robinet, un groupe de femmes et d'enfants remplissait des bidons de plastique. Des garçons circulaient à vélo tout terrain, avec des bidons d'eau ou du bois pour le feu en équilibre sur leurs guidons. Une femme m'a montré la maison de Tagadirt. Elle m'a accompagnée un bout de chemin pendant que son bidon se remplissait tout seul sous le filet d'eau. Au bout d'une rue, elle m'a montré une maisonnette peinte en vert. C'était là.