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J'avais le cœur serré, parce que je ne savais pas comment Tagadirt et Houriya m'accueilleraient après ce qui était arrivé. Je pensais qu'elles ne voudraient peut-être pas me recevoir, qu'elles me jetteraient des pierres.

Je n'ai pas eu besoin de frapper à la porte. Quelqu'un avait déjà dû les prévenir, et Houriya est sortie au moment où j'arrivais. Elle m'a embrassée en me serrant très fort, elle répétait: «Laïla, Laïla!» Elle avait des larmes dans les yeux. Elle avait changé. Elle était plus pâle, un peu grise, avec des cernes de fatigue. Sa robe était tachée de boue, et elle était pieds nus dans des sandalettes en plastique dont elle n'attachait pas les lanières.

J'ai entendu la voix grave de Tagadirt, au fond de la cour. Il y avait une sorte d'auvent en plastique vert ondulé, comme on en voit dans les jardins, qui abritait le brasero. Tagadirt est arrivée, elle aussi était en vert. Elle n'avait pas beaucoup changé. Les petites rides que j'aimais au coin des yeux et de chaque côté de la bouche étaient un peu plus marquées. J'ai remarqué qu'elle boitait un peu. Elle avait une jambe emmaillotée dans un pansement.

On s'est embrassées. J'étais heureuse de la retrouver, de respirer son odeur. Il me semblait que je retrouvais des parentes, une famille après des années et des années d'absence. Tagadirt a fait son thé avec le fameux gun-powder qu'elle aime, et de la menthe qu'elle faisait pousser dans des pots près de sa cuisine. J'avais tellement de questions à lui poser que je ne savais pas par où commencer. Houriya m'a parlé de Mme Jamila. Après un bref séjour en prison, elle avait changé de ville. Peut-être qu'elle était allée à Melilla, ou en France. Les princesses étaient parties chacune de son côté. Zoubeïda et Fatima s'étaient mariées, Selima s'était mise en ménage avec son professeur de géographie et Aïcha faisait du commerce. Le fondouk était resté fermé longtemps, et puis le mur avait été abattu. Comme je disais que tout était de ma faute, parce qu'on m'avait arrêtée, la vieille Tagadirt m'a rassurée: «Ça devait arriver. Il y avait longtemps que Mme Jamila ne payait plus de loyer, et les marchands non plus. C'était la maison de tout le monde, ça devait finir comme ça.» J'étais consolée, et en même temps je n'arrivais pas à croire que ce n'était pas la méchanceté de Zohra qui était la cause de tout. Elle était mon démon.

J'ai dit à Tagadirt en montrant sa jambe: «Qu'est-ce que tu as?»

Elle a haussé les épaules comme si ma question l'ennuyait.

«Ce n'est rien, j'ai été piquée par une araignée, je crois.»

Mais un peu plus tard Houriya m'a dit la vérité: Tagadirt avait du diabète. À l'hôpital le médecin avait examiné sa jambe et il avait confié à Houriya: «Elle est très malade, sa jambe est gangrenée, il faudrait l'amputer.» Mais Houriya n'avait rien voulu lui dire. «Elle continue à croire que c'est une piqûre d'araignée, elle met ses cataplasmes de plantes, elle dit que ça va mieux, mais elle n'a plus mal parce que sa jambe est en train de mourir.» C'était terrible, mais peut-être que d'un autre côté c'était mieux qu'elle ne sache pas la vérité puis-qu'elle était condamnée.

La vie au Douar Tabriket n'était pas très facile, surtout pour moi qui n'avais jamais vraiment connu la pauvreté. Même chez Zohra, je mangeais tous les jours, et j'avais l'eau et la lumière. Ici à Tabriket, on avait tout le temps faim, et même les choses les plus simples manquaient, comme de pouvoir se laver tous les jours, ou d'avoir du petit bois pour faire bouillir l'eau pour le thé. C'étaient des enfants qui vendaient le bois mort, qu'ils rapportaient de loin, de l'autre côté de la route, des collines. Des petites filles en haillons qui portaient sur leur dos, accrochés par une corde, des fagots plus grands qu'elles.

Pourtant notre maison était loin d'être la plus pauvre. Tagadirt en était fière, parce que c'était son fils Issa qui l'avait construite, tout seul, en apportant les agglomérés un par un. Issa était maçon, il travaillait en Allemagne. Dans la pièce qui servait de salle, Tagadirt avait placé sa photo, une grande photo un peu tachée. Il lui ressemblait, il avait les mêmes yeux un peu fendus, comme un Chinois.

C'est Tagadirt qui avait choisi de peindre la maison en vert. C'était sa couleur. Elle avait peint en vert les pots de fleurs où elle faisait pousser de la menthe et de la sauge, en vert les chaises et la table basse, elle avait même trouvé une théière anglaise turquoise avec une anse en rotin et un bout de chapeau rond comme un petit pois.

La maison était assez grande pour tout le monde. Il y avait une cour en terre, l'appentis pour la cuisine, la chambre de Tagadirt, la salle où je couchais avec Houriya sur des coussins disposés à même le sol. Il y avait même une chambre pour Issa, avec son lit et son armoire, prête pour le cas où il reviendrait sans prévenir. Tagadirt avait bricolé une sorte de salle de bains en planches, à côté de la cuisine, où on pouvait se verser l'eau avec un seau en zinc et la récupérer dans un bac en plastique pour laver les draps et le gros linge. Houriya et moi, nous allions remplir le seau au robinet de la rue, et nous nous arrosions à tour de rôle en poussant de grands cris. Il n'y avait pas de bain public au douar, les gens étaient trop pauvres et l'eau trop rare. Mais avec la salle de bains de Tagadirt et son seau en zinc, nous vivions dans le luxe.

Depuis que Tagadirt avait mal à la jambe, elle ne travaillait plus. C'était Houriya qui avait repris son travail. Elle faisait de la couture et du repassage pour une teinturerie qui travaillait pour les hôtels. Elle partait chaque matin avant six heures, elle prenait la barque du passeur pour aller en ville. «Trouve-moi aussi un travail», ai-je demandé à Houriya. Elle a secoué la tête. «Ce n'est pas bien pour toi. Il faut que tu fasses autre chose, il faut que tu ailles à l'école.» Elle m'avait acheté des livres de français, d'espagnol, d'anglais, et des cahiers. Tagadirt était de son avis. «Tu ne dois pas devenir comme nous. Tu dois être quelqu'un d'important, comme le taleb, le doctor. Pas la khedima comme nous.» Je ne savais pas pourquoi elles disaient ça. C'était la première fois qu'on ne voulait pas me marier à quelqu'un. C'était la première fois qu'on voyait en moi autre chose qu'une bonne, bonne à rien, tout juste bonne à faire la cuisine de son mari. Je peux dire que ça m'a émue aux larmes, elles étaient vraiment mes bonnes princesses, je les ai embrassées.

Mais je ne pouvais pas rester à la maison pour étudier. C'était au-dessus de mes forces. Alors je prenais mes livres attachés par un élastique, comme les enfants qui vont à l'école, et je cherchais un endroit pour lire tranquille.

Au début, comme il faisait un très beau mois d'octobre, j'allais jusqu'au grand cimetière au-dessus de la mer, là où on voit si bien l'horizon, et je passais la matinée à lire au milieu des tombes. Quelquefois les oiseaux de mer flottaient devant moi, immobiles dans un courant de vent. Ou bien les gentils écureuils roux sortaient des monticules et me regardaient avec insolence. Mais je n'étais pas très rassurée, depuis ce qui m'était arrivé avec le vieux fils de chien. J'avais peur que pour se venger il n'avertisse la police. Alors j'ai cherché un autre endroit, et j'ai trouvé une bibliothèque de quartier, du côté du Musée d'archéologie. C'était une petite bibliothèque, avec juste quelques grandes tables de lecture et des chaises anciennes très lourdes. Elle était ouverte tous les jours sauf le dimanche et le lundi, et en dehors des moments où les lycéens, à la sortie des cours, venaient faire leurs devoirs, il n'y avait presque personne. Là, pendant ces mois j'ai pu lire tous les livres que je voulais, au hasard, sans aucun ordre, comme la fantaisie me prenait. J'ai lu des livres de géographie, de zoologie, et surtout des romans, Nana et Germinal de Zola, Madame Bovary et Trois Contes de Flaubert, Les Misérables de Victor Hugo, Une vie de Maupassant, L'Étranger et La Peste de Camus, Le Dernier des Justes de Schwarz-Bart, Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem, L'Enfant de sable de Ben Jelloun, Pierrot mon ami de Queneau, Le Clan Morembert d'Exbrayat, L'île aux muettes de Bachellerie, La Billebaude de Vincenot, Moravagine de Cendrars. Je lisais aussi des traductions, La Case de l'oncle Tom, La Naissance de jalna, Mon petit doigt m'a dit, Les Saints Innocents, ou Premier Amour de Tourgueniev, que j'aimais beaucoup. Il faisait encore chaud dehors, et la bibliothèque était un endroit bien calme et frais, j'avais l'impression que personne ne viendrait m'y chercher. Dans la bibliothèque, j'ai fait connaissance de M. Rouchdi, qui avait été professeur de français dans un lycée. Quand j'étais fatiguée de lire, je sortais devant la bibliothèque, je m'asseyais sur un muret, dans le petit jardin poussiéreux, et M. Rouchdi venait fumer une cigarette et bavarder. Il ne m'avait rien demandé, mais je crois qu'il était intrigué de me voir lire tant de livres. C'est lui qui m'a donné des indications, qui m'a dit ce que je devrais lire en premier, qui m'a parlé des grands auteurs, de Voltaire, de Diderot, et aussi des modernes comme Colette, de la poésie de Rimbaud que je ne comprenais pas, mais que je trouvais belle. M. Rouchdi était pauvre, mais élégant, avec son complet-veston marron toujours bien repassé, sa chemise blanche et sa cravate bleu sombre. Il fumait beaucoup trop, sa moustache grise était jaunie par le tabac, mais j'aimais bien sa façon de tenir sa cigarette, entre le pouce et l'index, comme s'il montrait quelque chose avec une règle.