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Quand la lumière déclinait, je retournais au Douar Tabriket. Tandis que la barque du passeur glissait sur l'eau pâle de l'estuaire, j'avais la tête toute bruissante des mots que je venais de lire, des personnages, des aventures que je venais de vivre. Je marchais ensuite dans les rues du campement, comme si j'arrivais d'un autre monde. Tagadirt avait préparé de la soupe et des dattes boukri, dures et sèches comme du sucre candi, elle avait fait cuire un pain rond dans son four en briques fermé par un bout de tôle, et il me semblait que je n'avais jamais rien goûté de meilleur, que je n'avais jamais mené une vie aussi insouciante. J'avais oublié Zohra, et tout ce qui m'était arrivé auparavant.

Houriya n'arrivait à la maison qu'à la nuit, éreintée, les joues brûlées par la vapeur des fers, les yeux rouges d'avoir cousu toute la journée. Elle geignait un peu, puis elle buvait plusieurs verres de thé, et elle se couchait. Mais elle ne dormait pas. Nous parlions dans la nuit, comme autrefois au fondouk. C'est-à-dire que c'est moi qui parlais toute seule, parce que je n'entendais pas ce qu'elle me disait, et je ne pouvais pas lire sur ses lèvres.

Elle sortait de temps à autre, le samedi soir. On venait la chercher en voiture. Mais elle ne voulait pas que ses amis sachent où elle habitait. Elle attendait sous un acacia malingre, à l'entrée du douar. La voiture l'emportait dans un nuage de poussière, poursuivie par des gosses qui lui jetaient des pierres.

Un soir, pendant que Tagadirt était occupée dehors, Houriya m'a chuchoté dans ma bonne oreille ce qu'elle allait faire: dès qu'elle aurait assez d'argent, elle prendrait le bateau, elle irait en Espagne et, de là, en France. Elle m'a montré ses économies, des liasses de dollars roulés et serrés par un élastique, qu'elle cachait dans une trousse de toilette sous les coussins. Elle m'a dit qu'il ne lui manquait plus que quelques liasses, pour payer le voyage, le passeur. Elle parlait bas, fébrilement, comme si elle avait bu. Moi, j'ai eu le cœur serré en voyant tout cet argent, parce que ça voulait dire que Houriya serait bientôt partie.

«Qu'est-ce que tu as?» Je l'irritais parce que je faisais une grimace, comme si j'allais pleurer. «Si tu t'en vas, qu'est-ce que je deviens? Je ne veux pas rester ici avec Tagadirt.» Elle m'a serrée contre elle. Elle essayait de me consoler avec de bonnes paroles, mais je voyais bien qu'elle avait tout décidé. Déjà son cœur n'était plus avec nous.

Elle était sûre d'elle, sous son aspect de poupée. Elle était toute menue, Houriya, avec de petites mains, et son visage au front bombé avait gardé l'expression butée de l'enfance. Elle avait décidé d'échapper à tout ça, ces rues poussiéreuses, cette route rugissante de camions, les toits de Fibrociment où la pluie faisait le bruit d'une avalanche, où le soleil vous brûlait comme un fer rouge. Les murs qui sentent l'odeur d'urine de la moisissure, les puits où l'eau est noire, venimeuse, les enfants nus qui jouent dans les tas d'ordures, les petites filles au visage barbouillé de suie, courbées sous les fagots comme des vieilles. Tout ce qui lui rappelait son enfance, la misère dans la campagne, où même l'eau qu'on boit a goût de pauvreté. Et surtout, ce qu'elle voulait fuir, c'étaient les fêtes avec les messieurs de la bonne société dans leurs limousines noires à glaces teintées, où il fallait faire semblant de rire, d'être gaie, heureuse, parce que le malheur ne plaît à personne. Et fuir toujours les envoyés de cet homme brutal qui, parce qu'on l'avait mariée à lui, croyait qu'il avait tous les droits sur son corps, jusqu'à la torture.

Un soir, elle était revenue saoule, elle avait un regard égaré, presque dément, elle m'a fait peur. À la lumière de la lampe à kérosène, je l'ai vue qui fouillait dans son coussin, elle comptait ses liasses de dollars de contrebande. Elle s'est aperçue que je ne dormais pas, que je la regardais. Elle s'est approchée de moi. «Tu ne m'empêcheras pas de partir, ni toi ni personne!» Je la fixais sans rien dire. «Je te tuerais, je te tuerais si tu essayais, je me tuerais si je devais rester ici.» Elle a dit ça, et elle a posé sur sa gorge le petit canif qu'elle portait toujours sur elle, pour se défendre contre les alcahuetes.

Après cela, elle n'en a plus parlé, et moi non plus je ne lui ai rien dit. J'étais sûre qu'elle allait partir, qu'elle avait rencontré un passeur. Alors l'idée m'est venue de partir moi aussi. Traverser, aller de l'autre côté de la mer, en Espagne, en France, en Allemagne, même en Belgique. Même en Amérique.

Mais je n'étais pas prête. Si je partais, il fallait que ça soit pour toujours, pour ne pas revenir. Je pensais à cela jour et nuit. Je marchais dans les allées du Douar Tabriket, mais je n'étais déjà plus là. J'enjambais les fossés, les flaques de boue, je contournais les groupes d'enfants, ou je remplissais les bidons de plastique au robinet, au bout de la rue principale, mais je faisais tout cela comme en songe.

J'ai commencé à lire des atlas, pour connaître les routes, les noms des villes, des ports. Je me suis inscrite aux cours d'anglais de l'USIS, aux cours d'allemand de l'Institut Goethe. Naturellement il fallait payer les droits, et toutes sortes d'autorisations et de références. Mais je mettais ma fameuse robe bleue à col blanc, que j'avais un peu rallongée avec du galon, et dont j'avais déplacé les boutons, je serrais ma tignasse roussâtre sous un bandeau blanc impeccable, et je leur racontais mon histoire, que j'étais orpheline, sans argent, et un peu sourde d'une oreille, et que j'étais prête à tout pour apprendre, pour voyager, pour devenir quelqu'un. Je pouvais payer en faisant le ménage, ou en écrivant des enveloppes, ou en classant les livres à la bibliothèque, n'importe quoi. Aux services culturels américains, j'avais tapé dans l'œil de la secrétaire, une dame noire opulente. La première fois que je suis entrée dans son bureau, elle s'est écriée: «Oh mon Dieu, j'aime vos cheveux!» Elle a passé la main sur mes mèches hérissées qui repoussaient le bandeau élastique, et elle m'a inscrite sans rien me demander d'autre.