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Pour la première fois, j'ai eu envie de partir, très loin. Partir à la recherche de ma mère, de ma tribu, au pays des Hilal, derrière les montagnes. Mais je n'étais pas prête. Peut-être que tout ça n'existait pas, que je l'avais inventé, en regardant mes boucles d'oreilles.

Cette nuit, je me suis blottie contre Houriya, j'ai appuyé mon oreille contre son ventre, comme si j'allais entendre battre le cœur du bébé.

«Quand partons-nous?» ai-je demandé.

Elle n'a pas répondu, mais avec mes mains j'ai perçu qu'elle pleurait, ou bien qu'elle riait en silence. Plus tard, elle m'a dit à l'oreille: «C'est pour bientôt. Bientôt, dès qu'il y aura deux places dans le bateau pour Malaga.»

Maintenant, nous étions complices. L'après-midi, pendant que Tagadirt se reposait dans sa chambre, au lieu de nous occuper des tâches domestiques, nous avions des conciliabules. Houriya récitait les noms des villes où nous irions, des gens que nous verrions. Moi je ne connaissais que des noms d'écrivains ou de chanteurs. Je lui ai dit: José Cabanis, Claude Simon, et aussi Serge Gainsbourg, à cause de sa chanson Elisa. Houriya a dit: «Si tu veux, on ira les voir aussi.» Elle croyait que c'étaient des gens comme elle et moi, des gens qu'on pouvait voir.

Tagadirt sortait de sa chambre en boitant. Elle nous insultait. Elle avait compris que nous allions partir. Elle criait: «Allez où vous voulez, en France, en Amérique, aux démons si vous voulez! Mais ne revenez pas ici!»

Avec mes économies, j'avais acheté une radio au marché de la contrebande, près du fleuve. C'était un petit poste noir qui avait dû appartenir à un peintre, parce qu'il était moucheté de peinture blanche. Il s'appelait Realistic. Le soir, sur Radio Tangiers, j'écoutais Jimi Hendrix. Il y avait aussi, en fin d'après-midi, l'émission de Djemaa, j'aimais entendre sa voix, très jeune, très fraîche, un peu moqueuse. Il me semblait qu'elle était mon amie, qu'elle partageait ma vie. Je pensais: «C'est comme elle que je voudrais être.» Je notais dans un carnet tous les noms des chanteurs qu'elle présentait, j'essayais de transcrire les paroles des chansons en anglais, Foxy Lady. C'était étrange, ce printemps-là, mon dernier printemps africain. La pluie cascadait sur l'auvent en plastique dans la cour, débordait des tambours. Et la voix de Djemaa qui résonnait dans mon oreille, la musique du poste de radio, Nina Simone, Paul McCartney, Simon et Garfunkel, Cat Stevens qui chantait Longer Boats, tout cela comme une très longue attente. Et Houriya qui attendait aussi, allongée sur les coussins, les mains posées sur son ventre, déjà elle marchait en se dandinant comme un canard alors qu'elle n'était enceinte que d'un mois à peine. Et le Douar Tabriket autour de nous, qui semblait attendre indéfiniment quelque chose qui n'arriverait jamais. Les enfants sales qui erraient entre les flaques, les voix des femmes qui criaient. Le soir, l'appel à la prière qui résonnait au-dessus du fleuve, qui se mêlait aux clameurs des mouettes retour de la pêche. Et derrière nous, dans la nuit poussiéreuse, la route où avançaient les camions pareils à des insectes nuisibles.

Un soir, Tagadirt était au plus mal. Houriya m'a envoyée téléphoner à son fils. C'était moi qui parlais allemand. Quand je suis revenue, Tagadirt était déjà partie pour l'hôpital où on allait l'amputer. Tout s'est fait très vite. Le lendemain, en fin d'après-midi, nous nous sommes préparées pour le départ. Un camion nous conduirait à Melilla, et la même nuit, le passeur nous ferait embarquer dans le bateau de Malaga.

Nous avons compté fébrilement l'argent. Houriya a gardé ce qu'il fallait pour payer le passeur, et elle m'a donné le reste, une liasse de deux mille dollars serrée dans un gros élastique. Comme j'allais mettre la liasse dans ma poche, Houriya m'a dit: «Pas là! Tu te ferais tout voler.» Elle a pris un de ses soutiens-gorge, elle l'a rétréci en pinçant les bretelles, et elle a bourré les bonnets avec les liasses entourées de mouchoirs. Elle m'a mis le soutien-gorge. «Maintenant, tu as l'air d'une vraie femme! Tous les hommes vont te tomber dessus!» J'avais l'impression de porter deux énormes sacs sur ma poitrine, et les bretelles me sciaient les épaules. «Je ne pourrai jamais, halti. Ça me fait mal. Je vais perdre tout ton argent.» Houriya s'est mise en colère: «Cesse de pleurnicher, tu dois t'habituer, c'est toi qui gardes l'argent, il n'y a pas d'autre moyen.»

J'ai dit: «Peut-être qu'on devrait aller voir Tagadirt à l'hôpital?» Quand je pensais à elle, j'avais des remords, j'étais prête à renoncer. Mais Houriya avait un regard dur, déterminé. Elle avait la même expression que le jour où elle avait posé le canif sur sa gorge. «Non, on lui dira de nous rejoindre plus tard, dès qu'on aura un endroit.»

Nous avons attendu la camionnette au bord de la route jusqu'à la nuit. Déjà nous étions recouvertes de poussière, nous avions l'air de deux mendiantes.

À un moment, la camionnette est passée devant nous. Elle a ralenti, et elle s'est arrêtée un peu plus loin, tous feux éteints. J'avais peur, mais Houriya m'a tirée presque brutalement. Le chauffeur est descendu. Il m'a montrée à Houriya: «Elle est majeure?» Houriya a dit: «Tu as vu sa poitrine? Ou bien tu es aveugle?» Je crois qu'il était surtout étonné de ma couleur. Il devait penser que je venais du Soudan, du Sénégal. Houriya m'a fait monter à l'arrière de la camionnette, et elle est montée à son tour. Nous n'avions pas de bagages, c'était entendu. Juste un sac chacune, avec un peu de linge, et mon fameux poste de radio.

Comme le chauffeur ne démarrait pas tout de suite, elle lui a dit: «Qu'est-ce que tu attends, cono?» Le chauffeur a grommelé, moitié en espagnol, moitié en arabe. Houriya m'a dit: «Ils sont comme ça à Melilla.»

Nous sommes arrivés au port vers quatre heures du matin. Au moment de passer la douane, le chauffeur a frappé au carreau de la glace arrière et nous a fait signe de nous coucher. La plate-forme était encombrée de cartons de linge, sur lesquels il y avait marqué: BLANCO. Pour Houriya et pour moi, qui étions plutôt brunes, c'était comique.

La camionnette est passée lentement devant le poste de douane. Par la vitre arrière, j'ai vu les lampadaires jaunes glisser, puis tout est redevenu noir. Je me suis relevée pour regarder: c'était une ville moderne, laide, avec de grands immeubles sur pilotis. Il crachinait.

Sur le quai, il y avait déjà beaucoup de monde qui attendait le bateau. Des hommes surtout, et aussi quelques femmes enveloppées dans leurs manteaux, l'air frileux. Il n'y avait pas d'enfants.

Houriya et moi, nous nous sommes assises, le dos appuyé contre les murs des docks, à l'abri de la pluie fine. Houriya s'est endormie, la tête sur mon épaule. Il y avait si longtemps qu'elle attendait ce moment, et tout à coup elle ne pouvait plus résister à la fatigue. J'ai essayé d'allumer mon poste de radio, mais à cette heure-là Djemaa ne parlait plus. Il n'y avait que des craquements qui me faisaient sursauter, comme des insectes du bout du monde.

Un peu avant l'aurore, le bateau s'est rangé contre le quai. Une grosse vedette blanche au pont couvert d'une bâche. Les gens ont commencé à monter. Ils se dépêchaient pour avoir une place dans l'habitacle, et nous sommes montées les dernières. Nous nous sommes assises sur le pont, contre la paroi du garde-corps.