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Je suis allée dans le couloir pour fumer une cigarette. J'avais commencé à fumer sur le bateau, parce que les cigarettes américaines étaient vendues hors taxes à Melilla. J'aimais bien fumer dehors, en regardant la fumée tour billonner dans le vent. J'aurais eu honte que Houriya me voie, qu'elle dise: «Tu fumes, maintenant?»

Le train était long, il n'y avait pas grand monde dans les wagons, j'ai commencé à remonter, de wagon en wagon, en passant par les soufflets, et tout d'un coup, j'ai vu le Gitan. Il avait dû me suivre, parce qu'il était seul, au bout du couloir. J'ai fait comme si je ne l'avais pas reconnu, et j'ai voulu retourner vers mon compartiment. Il me barrait le passage. Il était grand, la peau foncée, avec des sourcils très noirs qui se rejoignaient au milieu du front. Il souriait. Il a dit, je crois: «Comment tu t'appelles?» Il avait un accent étrange en français, comme un Sud-Américain. Il a dit encore: «Tu as peur de moi?» Je n'ai jamais aimé les présomptueux. Je lui ai dit: «Et pourquoi aurais-je peur de vous, s'il vous plaît?» En même temps, je suis passée, pour ainsi dire, sous son bras, en me baissant, comme une enfant. Il a marché derrière moi. Je ne voulais pas qu'il sache où était Houriya. Je me suis arrêtée dans le couloir, près des toilettes, et j'ai allumé une autre cigarette. Le Gitan est resté à côté de moi, il regardait par la fenêtre de la portière. Les cahots manquaient nous faire tomber, et le bruit qui venait du soufflet était assourdissant. En criant presque, il m'a dit: «Je m'appelle Albonico! Et toi?» Le vent avait bousculé ses cheveux, il avait une longue mèche noire qui barrait sa figure. D'un coup d'œil, j'ai vu qu'il avait une dent en or, et un petit anneau d'or dans les oreilles. Il n'avait pas l'air dangereux. Je lui ai donné un nom imaginaire, Daisy, je crois, et nous avons commencé à parler un peu. Après tout, nous étions dans le même train, nous allions vers Paris, et pour tuer le temps, c'était aussi bien que de regarder par la fenêtre, ou de lire une revue. Et je n'avais pas sommeil. Au contraire, je me sentais impatiente, pleine d'électricité. Lui parlait de musique, parce que c'était son métier. Il jouait, il chantait. À un moment, il a dit: «Attends-moi.» Il est parti vers l'avant du train, et il est revenu avec une guitare. Il a mis un pied sur le rebord de la portière, et il a commencé à jouer. Il jouait une musique étrange, qui faisait comme un roulement mêlé au bruit du train, puis des notes qui éclataient, qui parlaient vite. Je n'avais jamais entendu ça, même sur mon vieux poste. Il jouait, et en même temps, il parlait, il chantait, plutôt il murmurait des mots dans sa langue, ou bien des marmonnements, des humm, ahumm, hem, comme cela. Puis il s'est arrêté. «Ça te plaît, tu aimes ma musique?» Je devais avoir les yeux qui brillaient, parce qu'il a continué. Il y avait des gens qui venaient voir, des enfants qui sortaient de l'autre bout du wagon. Même un contrôleur en costume bleu sombre et casquette, qui s'est arrêté un instant, et puis qui a continué. Albonico s'est arrêté une seconde, il a dit très vite, entre deux accords: «Tu vois? Quand je joue, ils ne me demandent pas mon billet», comme si c'était pour ça qu'il m'avait apporté sa guitare. Et moi j'avais envie de danser, je me souvenais quand, les premiers temps, au fondouk, je dansais pour les princesses, pieds nus sur le carrelage froid des chambres, pendant qu'elles chantaient et frappaient dans leurs mains. La musique du Gitan était comme cela, elle entrait en moi, elle me donnait des forces nouvelles.

Houriya est arrivée. Comme vous pouvez le penser, elle n'était pas contente de me voir en cette compagnie. Elle m'a dit, en arabe, les dents serrées: «Viens! Tu ne dois pas rester avec cet homme.» Elle était sortie du compartiment avec nos sacs, et mon poste de radio, de peur qu'ils ne soient volés. Avec son pull marron et la robe bleue trop longue qui lui donnait l'air d'être vraiment enceinte, elle avait un air maladroit qui m'a émue. Elle était réellement ma seule famille, ma sœur. Elle me tirait par la main, et le Gitan nous regardait partir en riant. Je le détestais de se moquer de nous, de Houriya. Il était si vaniteux! Houriya n'avait pas peur que je me perde. Elle s'était réveillée, toute seule dans le compartiment, et c'était pour elle qu'elle avait eu peur. C'était elle qui pouvait se perdre sans moi. Je l'ai serrée contre moi, sur le siège, pour la rassurer. «Tu sais, tu es en France, maintenant, tu ne risques rien. Personne ne peut te retrouver.» Nous étions dans la même situation, elle recherchée par son mari, et moi par la bru de ma maîtresse. Et chaque coup de bogies sur les sections des rails nous éloignait de nos bourreaux, élargissait la mer qui nous séparait d'eux.

Je dormais profondément quand le train s'est arrêté à Paris. C'était Houriya qui veillait alors, et qui m'a parlé doucement: «Réveille-toi, Laïla, nous sommes arrivées.» Il faisait nuit, j'ai vu à travers la vitre des lueurs qui dansaient, tandis que le train tanguait en crissant sur les jonctions. Il pleuvait. Je fixais les gouttes qui couraient sur la vitre, sans pouvoir réagir. Je devais avoir l'air si fatiguée que Houriya a eu peur, elle s'est mise en colère: «Mais qu'est-ce que tu as? Réveille-toi, il faut descendre.» Je n'arrivais pas à croire que c'était fini, que c'était le bout du voyage. Malgré ma fatigue, j'aurais donné n'importe quoi pour que le train reparte plus loin, et que je puisse me rendormir tranquillement.

Voilà, nous étions à Paris, nous marchions sous la pluie, recroquevillées sous le parapluie pliant de Houriya, avec nos sacs, un filet d'oranges et le fameux poste de radio Realistic. Le long du quai, autour de la gare, à la recherche d'un logement pour la nuit, rue Jean-Bouton, dans l'appartement meublé de Mlle Mayer, qui aujourd'hui je crois n'existe plus.

7

Paris, au début, c'était magnifique. Je courais les rues. Je n'arrêtais pas. Houriya, elle, restait enfermée dans le meublé, elle faisait la cuisine, elle observait. Elle avait peur de tout. Comme autrefois au fondouk, c'était moi qui faisais les courses, qui allais partout. Je sortais le matin vers sept, huit heures, avec des sacs en plastique, j'achetais les pommes de terre (nous mangions surtout des pommes de terre bouillies), le pain, des tomates, du lait. La viande, c'était trop cher, et puis Houriya n'avait pas confiance. Elle craignait qu'on ne lui fasse manger du porc.

Il fallait faire des économies. La chambre coûtait cinq cents francs la semaine, plus l'électricité. On ne se chauffait pas. La cuisine était commune à tous les locataires. C'étaient tous des Noirs que Mlle Mayer logeait à quatre dans la même chambre. Elle-même habitait sur le palier et venait à tout moment surveiller ce qui se passait. Au bout de quelques jours, j'avais fait connaissance de Marie-Hélène, une Guadeloupéenne qui travaillait à l'hôpital Boucicaut, et de son ami José, un Antillais aussi, et tous les Africains, Nembaye, Madi, Antoine, Nono qui était plus petit que moi, très noir, et qui faisait de la boxe. Je les aimais bien, ils étaient drôles, ils s'amusaient de tout et parlaient de la propriétaire, Mlle Mayer, en disant «la vieille bique». Ou ils disaient «Chibania» parce que c'était le nom que Fatima, qui nous avait précédées dans la chambre, lui avait donné. Mlle Mayer avait dit en nous voyant: «En principe, je ne loue jamais aux Arabes.» Mais elle avait fait une exception, peut-être à cause de ma couleur.