Выбрать главу

Les premiers temps, j'aimais bien cette ville. Elle me faisait un peu peur, parce qu'elle était si grande, mais elle était remplie de choses extraordinaires, de gens hors du commun. Enfin, c'était ainsi que je la voyais.

D'abord, ce qui m'a étonnée, c'est les chiens.

Ils étaient partout.

Des grands, des gros, des petits courts sur pattes, des avec des poils si longs qu'on ne savait pas où était leur tête, où était leur queue, des tout frisés comme s'ils sortaient de chez le coiffeur, d'autres tondus en forme de lions, de taureaux, de moutons, de phoques. Certains étaient si petits qu'on aurait dit des rats, et tremblants comme eux, l'air méchant comme eux. D'autres étaient grands comme des veaux, comme des ânes, avec des babines ensanglantées et des joues qui pendent, et quand ils secouaient leur tête, ils éclaboussaient tout de leur bave. Il y en avait qui vivaient dans des appartements des beaux quartiers, et qui roulaient dans des voitures américaines, anglaises, italiennes. Il y en avait qui sortaient dans les bras de leurs maîtresses, tout enrubannés et habillés de petits gilets à carreaux. J'en ai même vu un qui se promenait au bout d'une longue laisse que sa maîtresse avait attachée à sa voiture.

Je ne veux pas dire qu'il n'y avait pas de chiens chez nous. Il y en avait beaucoup, mais ils se ressemblaient tous, couleur de poussière avec des yeux jaunes, le ventre si creux qu'ils auraient pu être des guêpes. Là-bas, j'avais appris à les surveiller. Quand je voyais un chien qui s'approchait trop, ou bien même qui ne s'écartait pas assez vite de mon chemin, je choisissais une pierre bien aiguisée et je levais la main au-dessus de ma tête, et en général, ça suffisait à éloigner l'animal. Je faisais cela sans même y penser. J'y étais tellement habituée que la première fois où, au Jardin des Plantes, un grand chien maigre au bout d'une très longue laisse qui semblait munie d'un ressort s'est approché pour me sentir les talons, j'ai fait le geste. Je n'avais pas la pierre, parce qu'à Paris on ne trouve pas facilement des cailloux dans les rues. Le chien m'a regardée avec étonnement, comme si je jouais à la balle. Mais sa patronne, elle, a compris, et elle m'a insultée comme si c'était à elle que j'avais voulu jeter la pierre.

Après, je ne me suis pas vraiment habituée, mais j'ai fait moins attention aux chiens. Ils appartenaient tous à des gens qui les tenaient en laisse, et par conséquent ils n'étaient pas dangereux, sauf leurs merdes sur lesquelles on pouvait glisser et se rompre les os.

Les rues de Paris me semblaient sans fin. Et certaines étaient réellement sans fin, avenues, boulevards qui se perdaient dans le flux des autos, qui disparaissaient entre les immeubles. Pour moi qui n'avais connu que le monde du Mellah et le bidonville de Tabriket, ou les petites rues bordées de jasmin du quartier de l'Océan, cette ville était immense, inépuisable. Je pensais que même si je voulais parcourir toutes les rues, l'une après l'autre, ma vie n'y suffirait pas. Je ne pourrais voir qu'une petite partie, un nombre restreint de visages.

C'étaient les visages que je regardais, surtout. Comme pour les chiens, il y en avait de toutes sortes. Des gras, des vieux, des jeunes, des en lame de couteau, des très pâles, couleur de terre blanche, et des très sombres, encore plus noirs que le mien, avec des yeux qui semblaient éclairés de l'intérieur.

Les premiers temps, je n'arrêtais pas de dévisager. J'avais l'impression parfois que mon regard était capté, sucé par le regard de l'autre, et que je ne pouvais plus m'en détacher. Alors, j'ai essayé les lunettes noires, comme un masque, mais il n'y avait pas assez de soleil, et je n'aimais pas l'idée que je pouvais perdre un détail, une expression, l'éclat d'un regard.

J'ai eu assez vite des problèmes. Des hommes que j'avais dévisagés me suivaient. Ils croyaient que j'étais prostituée, une petite immigrée de banlieue qui allait chercher de l'or dans les rues du centre. Ils s'approchaient. Ils n'osaient pas m'aborder, ils avaient peur d'un piège. Un jour, un homme un peu vieux m'a prise par le bras. «Et si tu venais dans ma voiture? On irait acheter un bon gâteau.»

Il serrait fort mon bras, il avait les yeux comme l'homme qui m'avait ennuyée au restaurant, autrefois, avec Houriya. J'étais au courant, comme vous le pensez bien. Je l'ai insulté en arabe d'abord, chien, entremetteur, maudite la religion de ta mère! Puis en espagnoclass="underline" cono, pendejo, maricon! Et ça l'a tellement étonné qu'il m'a lâché le bras, et j'ai pu me sauver.

Après, j'ai senti tout de suite quand un homme me suivait. J'étais très douée pour le semer. Mais il y avait des femmes aussi. Elles étaient plus rusées. Elles s'arrangeaient pour me retrouver à un endroit d'où je ne pouvais pas partir, un passage protégé, ou dans un escalier roulant de magasin, ou dans un wagon de métro. Elles me faisaient peur. Elles étaient grandes, blanches, avec des casques de cheveux noirs, des vestes de cuir, des bottes. Elles avaient de drôles de voix rauques, un peu usées. Elles, je ne pouvais pas les insulter. Je m'en allais, le cœur battant, je traversais la rue entre les autos, je courais éperdument.

Un jour, dans les toilettes d'un café, j'ai eu très peur. C'était une grande salle au sous-sol, assez luxueuse, avec un miroir et des petites lampes tout autour. J'étais en train de me laver les mains, et de passer un peu d'eau sur mon front, comme j'avais l'habitude, pour aplatir mes cheveux rebelles, et à ma gauche est venue une femme, plutôt jeune, assez grasse, une femme avec un grand nez, des joues marquées de petites gerçures, et des cheveux blonds en chignon. Elle a commencé à se maquiller, et moi je l'ai regardée, juste une ou deux fois, très vite, dans le miroir, le temps de voir qu'elle avait les yeux d'un bleu un peu vert. Avec un petit pinceau, elle accrochait du noir à ses cils.

Et tout d'un coup, elle s'est mise en colère. J'ai entendu sa voix qui disait, avec un drôle de ton, méchant, métallique, la voix de Zohra quand elle se fâchait: «Pourquoi est-ce que tu me regardes? Qu'est-ce que j'ai?» Je me suis tournée vers elle. Je ne comprenais pas ce qu'elle disait.

«Réponds, petite garce, pourquoi tu me regardes comme ça?»

Ses yeux étaient un peu globuleux, si pâles que je voyais la pupille au centre, il me semblait qu'elle s'ouvrait et se fermait comme celle d'un chat. J'ai balbutié: «Je ne vous ai pas regardée…» Mais elle s'est avancée vers moi, pleine d'une rage froide qui m'a fait peur. «Si, tu m'as regardée, menteuse, t'avais les yeux rivés sur moi, pendant que je ne te regardais pas, j'ai senti tes yeux qui me bouffaient.» J'ai reculé vers l'autre bout des toilettes, tandis qu'elle marchait vers moi. Elle m'a attrapée par les cheveux, à pleines mains, et elle a penché ma tête en avant vers le lavabo. J'ai cru qu'elle allait me frapper, me cogner la tête sur la plaque de marbre, et j'ai hurlé. Elle m'a lâchée. «Saleté, va! Petite ordure!» Elle a pris ses affaires. «Ne me regarde pas. Baisse les yeux! Je te dis de baisser les yeux! Si tu me regardes, je te tue!» Elle est sortie. J'avais si peur que je ne tenais pas sur mes jambes. Mon cœur cognait dans ma poitrine, j'avais la nausée. Je ne suis plus jamais retournée dans les toilettes des sous-sols.

C'est comme cela que j'apprenais peu à peu ma nouvelle vie. Houriya, elle, n'arrivait pas à me suivre. Alourdie par sa grossesse, elle ne bougeait presque pas, ne sortant de la chambre que pour aller cuisiner, quand Marie-Hélène n'était pas là. Les Antillais lui faisaient peur. Elle disait qu'ils étaient sorciers. Mais je pensais qu'elle disait cela parce qu'ils étaient noirs comme moi. Houriya comptait ses économies tous les soirs. Il n'y avait que trois mois que nous avions quitté Melilla, et déjà les réserves avaient diminué de moitié. À ce train, avant l'automne, nous n'aurions plus rien.

Houriya avait l'air si sombre que je la consolais comme je pouvais. Je l'embrassais, je disais: «Tout va s'arranger, tu verras.» Je lui promettais mille choses, que nous allions trouver du travail, un joli appartement au bord du canal de l'Ourcq, et que nous pourrions vivre une vie normale, loin du taudis de Mlle Mayer.